Les exclus du rêve américain

RAYMOND CARVER

Homme de peu de mots, c'est à l'eau-forte que Carver grave ses épures. Du Giacometti : l'essentiel, le coeur même des êtres et des situations, rien d'autre, surtout pas de festons brodes. La solitude, le désespoir, l'angoisse pénètrent ces pages denses et enivrantes comme un alcool blanc. Justesse d'observation, sympathie envers d'infimes protagonistes humains, tellement humains, une pureté de style toujours plus exigeante : de l'art minimal, du grand art en tout cas.
Raymond Carver, dans l'esprit de tous, est avant tout un des maitres de la nouvelle americaine, la short story. Les Américains, bien entendu, n' ont pas découvert le genre, des
Européens, et Guy de Maupassant particulièrement, l'avaient utilisé avant eux, mais cette forme est très developpée aux États-Unis. Or Raymond Carver excelle dans l'art des petites séquences concises : ses textes sont comme des vignettes, portés par des bouts de dialogue et des images fortes, qui démarrent avec quelques phrases puissantes au ton juste et au style dépouillé.
L'univers de Raymond Carver, c'est les petites gens et le quotidien, moins les losers que les ratés, ceux sur qui d' ordinaire on peut penser qu'il n'y à rien a dire. Ses décors sont souvent un peu sordides et il met en scene des serveuses, des employés, des ouvriers, leurs misères, leurs quotidiens : la tragi-comedic humaine. Il n'a pas eu besoin de parcourir la planète pour recréer ce monde sur le papier : il n'a eu qu'à regarder autour de lui.
Raymond Carver nait en 1938 dans l'Oregon, au nord-ouest des États-Unis, dans une famille ouvrière pauvre. Enfance plutôt malheureuse ; le père, adoré du fils, est alcoolique. Il emmène néanmoins le petit Raymond chasser et pêcher, et les souvenirs de Carver rappellent ceux d'Hemingway. Mais la vie est difficile.
Il n'a pas vingt ans quand son père tombe gravement malade. La même année, en 1957, il épouse une camarade de collège, qui, a seize ans, est enceinte de lui. Il commence des petits boulots tout en s'inscrivant en 1958 au cours de John Gardner au Chico State College de Californie. Un second enfant nait très vite. Difficile dans ces conditions de trouver le temps d' écrire, mais c' est toutefois ce à quoi le jeune homme aspire. Il réussit a voler quelques heures au quotidien pour plonger dans l'écriture.
Raymond Carver a lu Anton Tchekhov. En lui, Raymond Carver a trouvé un maitre, qui écrivait à un correspondant : « Vous savez, mon cher, il n'est pas obligatoire de parler de gens extraordinaires.» Carver s'attache à raconter l' existence de ceux qui ne demandent pas grand-chose mais ne l'obtiennent même pas.
Au XIXe siècle, Thoreau avait écrit : « La plupart des hommes vivent des vies de désespoir tranquille. » Carver décrit le désespoir tranquille de personnages qui espèrent que quelque chose va se produire dans leur vie mais savent que rien ne viendra. Il y a de l'Hemingway chez Carver également, ce qui n'est guere étonnant car, outre quelques similitudes biographiques, il a lu l'auteur du Vieil Homme et la mer comme tous ceux de sa géneration. Or Hemingway a écrit une houvelle qui est un pur chef-d'oeuvre, sous
le titre La Rivière au coeur double et qui raconte tout simplement l'histoire d'un homme qui va pêcher. On pense alors à un texte de Carver au titre très parlant, Personne ne disait rien.
Ses personnages, Carver les connait. Mais cela n'aurait pas suffi à en faire un grand écrivain. Pour cela, il faut aussi le talent, et à force de travail, il l'acquiert, il l'affine et trouve la manière : une forme courte, et les mots, le ton qui accrochent d' emblée le lecteur. Il écrit et publie dans un premier temps de la poésie. Puis se lance dans l' exercice de la nouvelle, dont certaines sont éditées au début des années 1960. Dans les années 1970, son style est établi et il définit ce qu'il appelle ses obsessions : les vies « les plus simples et les plus ordinaires, et pour cela, les plus terribles » : ce qu' on a appelé l'Amerique minimaliste. En 1976, il se fait connaitre par un recueil de trente-deux short stories, composé de textes dont certains déjà parus dans la revue Esquire, Tais-toi, je t'en prie (Will you Please Be Quiet, Please?), pour lequel il recoit le National Book Award. II travaille désormais avec les meilleurs directeurs littéraires du moment, dont Gordon Lish : on soupconne même l'un d' entre eux d' être son nègre, mais cela reste une rumeur ... II apprend à écrire de manière de plus en plus laconique, ayant fait sien le discours de Lish sur l' écriture : si l' on peut écrire en cinq mots ce que l' on a exprimé en quinze, il faut n' en utiliser que cinq !
Son chef-d' oeuvre viendra en 1981, sous le titre Parlez-moi d'amour (What we Talk About when we Talk About Love), qui sera suivi par Les Vitamines du bonheur (Cathedral, 1984) et Les Trois Roses Jaunes (Elephant, 1988).
Serveuses, en americain, se dit carvers, de to carve, qui signifie couper. Raymond Carver coupe effectivement, va au plus serré, avec dureté mais non sans humour. C'est un conteur d'histoires. Ainsi, dans Obese, une serveuse de restaurant raconte l'existence d'un homme si gros qu'il parle de lui à la troisième personne. À la place de : «Je veux un sandwich », il commande : «IIs veulent un sandwich. » Puis elle conclut son histoire par cette phrase : «Je crois qu'il va m'arriver quelque chose », et bien entendu il ne lui arrive rien.
Carver sait remarquablement saisir des moments de vie. II sait nous amener à nous interesser à ses héros de la quotidienneté, et à eprouver à leur égard beaucoup de simpathie, car au fond, s'ils ne sont comme lui, comme nous, que des petites choses, c' est bien cette addition de molécules qui constitue l'humanité. D'où l'émotion, amplifiée par le fait que Carver raconte ses petites histoires sans détour. En quelques lignes, le décor est planté.
« Un vieux break aux plaques du Minnesota se range dans le parking en face de la fenêtre. II y a un homme et une femme à l'avant, deux garcons à l'arrière. On est en juillet et il fait dans les quarante. Ces gens ont l'air crevé. J'entendais leurs voix dans la cuisine, j'entendais pas ce qu'ils disaient, mais en tout cas, ils s'engueulaient. Après, ils se sont tus et elle s'est mise à pleurer. J'ai filé un coup de coude à George, je me disais qu'il allait se réveiller, leur dire quelque chose, et que comme ca ils auraient honte et ils s'arrêteraient. Mais George, il est tellement con, il s'est mis à ruer et à gueuler. La femme s'appelait Miss Dinde et, plus tôt dans la soirée, elle avait braqué un pistolet sur un homme.»
Les nouvelles de Carver ressemblent à des tableaux d'Edward Hopper. Ses personnages, dans leurs décors de tous les jours, ne se parlent pas, ne se regardent pas. Et lorsqu'ils communiquent enfin, le résultat est dramatique.
Ainsi dans une nouvelle dont le titre, comme le texte, est magnifique, Tais-toi, je t'en prie, un homme tente d'obtenir de sa femme l'aveu d'un adultère qu' elle aurait commis quatre ans auparavant. Tais-toi, je t'en prie sonne comme le cri de toute l'oeuvre de Carver, et donc le cri de Carver lui-même. Ce qu'il attend de la vie, c'est un peu de repit.
On se souvient aussi de ce court dialogue, dans lequel perce tout l'art de Carver : « Monmariage venait de capoter et j'etais sans travail. J'avais bien une petite amie, mais elle était en voyage, si bien que j'étais dans un bar, devant un demi de bière. Deux bonnes femmes étaient assises à quelques tabourets du mien, et voilà qu'une des deux s'est mise à me parler: "Vous avez une voiture ? - Oui, mais je l'ai pas", j'ai dit. La voiture, c'est ma femme qui l'avait. »
II est étonnant de constater qu'au début du siècle les Etats-Unis ont produit des écrivains dont l'ambition était d'embrasser le monde, de raconter les grands changements, l'industrie, l'argent, et que, cinquante ans plus tard, ce sont les petites vies de chacun qui ont nourri leur littérature. Car Carver représente incontestablement un tournant dans l'histoire des lettres américaines et il est sans doute l'héritier direct d'Hemingway. S'il n'a jamais eu le souffle nécessaire à l'écriture d'un grand roman, c'est un choix qu'il a tenu et assume. II faut préciser toutefois que si Raymond Carver a connu de son vivant tous les honneurs, prix littéraires, postes prestigieux a l'université, il ne s' est jamais remis de la difficulté de vivre de l' enfance. Dès 1968, il commence à boire plus que de raison. Dans les années qui suivent, il est regulièrement incapable de faire ses cours. En 1976, lorsqu'il accède à la notorieté, Raymond et sa femme sont séparés et lui quatre fois hospitalisé pour alcoolisme. II est rarement en état d'écrire. Jeune, Raymond Carver porte dejà des marques sur le visage, le front est prématurement ride et son regard témoigne d'un caractère obstiné tout en exprimant quelque chose comme du désespoir, On sent qu'il a passé sa vie à se battre, en lutte permanente contre la misère d'abord, un mariage prémature, l'alcool. À la fin de la décennie toutefois, son état s'améliore et il s'installe avec une nouvelle femme, dont il a fait la rencontre en 1977, la poétesse Tess Gallagher. Cête a côte, ils écrivent et bientôt Carver voit son talent pleinement salué. II est célèbre comme le maitre de la nouvelle et le tenor de l'écriture minimaliste, et abondamment étudié dans les universites et les laboratoires d' écriture. Mais, en 1988, alors qu'il est recu, en mai, au sein de l'Académie américaine des arts et des lettres, il meurt, en aout, d'un cancer du poumon. II n'a que cinquante ans. II venait de se marier et d'acheter une maison à Port Angeles. Pas plus que ses personnages, il n'aura éte doué pour le bonheur. On pense au début d'une de ses nouvelles : «Carlyle était dans le pétrin. » Ces quelques mots disent tout Carver. II a introduit dans la littérature la vie des gens qui sont dans le pétrin.