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Le Lièvre
de Patagonie, par
Claude Lanzmann, Gallimard, 560 p. 25 euros (en librairie le 12 mars).
Que penser d'un intellectuel
célèbre qui commence l'énorme roman de ses Mémoires par les mots
suivants : “La
guillotine - plus généralement la peine capitale et les différents
modes d'administration
de la mort - aura été la grande affaire de ma vie”? Qu'il est,
d'emblée, dans
le sujet même. Qu'il a compris que la mort est un scandale, et la vraie
vie
aussi. Que les bourreaux, à travers le temps, se ressemblent tous, de
même que
les victimes. Il a 5 ou 6 ans, Lanzmann, quand la guillotine lui
apparaît dans
un film. Il n'en dort plus. Il ne dormira pas, non plus, au moment de
la guerre
d'Algérie, quand une exécution aura lieu à l'aube. La Terreur, c'est ça
: “Une
même lignée de bureaucrates bouchers servant sans faillir les maîtres
de
l'heure, ne laissant aucune chance aux inculpés, refusant de les
entendre, les
insultant, ordonnant les débats vers une sentence rendue avant même
leur
ouverture.” L'abolition de la peine de mort et de la guillotine, en France, est récente, mais partout
l'horreur
continue : aux Etats-Unis, en Chine, en Irak, en Afghanistan
et ailleurs. Lanzmann,
parce qu'il est un grand vivant, est hanté par toutes ces scènes, ces
derniers
regards, ces derniers instants. “J'aime la vie à la folie, dit-il, cent
vies ne
me lasseraient pas.” Il s'oblige à regarder des vidéos d'égorgements
islamiques
: Dieu se récite au couteau et détache des têtes. Lanzmann est révulsé
mais
voudra voir plus loin, là où on ne voit plus rien, et, un jour, après
douze ans
de tribulations extravagantes, ce sera « Shoah », ce chef-d'œuvre
au-delà des
images.
Qui a su, qui a senti, qui a
compris? Goya, sans doute, et Lanzmann a des pages de grande
inspiration sur le
« Tres de Mayo» et un dessin prophétique « Duel à coups de bâton». Mais
enfin,
lui-même a bel et bien eu cent vies, et il les a toujours puisqu'il sait les dire. Un livre où il y a une bonne
dizaine de livres, tous éclatants de précision, de détails parlants, de portraits
inoubliables. C'est Lanzmann, avec ironie et
distance, parlant de sa mère explosive et embarrassante, de son père
silencieux
dans la Résistance. C'est Lanzmann à 18 ans, au lycée Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand,
transportant des armes avec l'aide du
Parti communiste. Il y a là une charmante Hélène de son âge, et ils
s'embrassent
à n'en plus finir dans les rues pour échapper à la Gestapo (les armes
sont dans
la valise). C'est Lanzmann toujours plus ou moins réfractaire et
clandestin
dans le maquis. La narration saute d'une époque à l'autre, revient,
repart, art
extrême du montage, avec mémoire visuelle instantanée. C'est Lanzmann à
Berlin
et en Israël,
faisant du planeur et apprenant à piloter. C'est Lanzmann philosophe
avec ses
amis d'alors, notamment Deleuze qui sera le peu glorieux amant de sa
sœur,
Evelyne, avant que celle-ci soit séduite par Sartre, et finisse de
façon
tragique. Tragédies, suicides, mais aussi comédies. C'est Lanzmann
étudiant
déguisé en curé pour de fausses quêtes, petit voleur de livres au
quartier
Latin. C'est Lanzmann au bordel et, plus tard, journaliste à «
France-Soir».
Des drames, sans doute, mais aussi beaucoup de générosité et de
liberté. C'est
Lanzmann dans l'aventure des « Temps modernes», et ce portrait de
Sartre : “Formidable
machine à penser, bielles et pistons fabuleusement huilés, montant en
puissance
jusqu'à plein régime.” “Les ennemis de Sartre se sont gaussés de sa
laideur, de
son strabisme, l'ont caricaturé en crapaud, en gnome, en créature
immonde et
maléfique ... je lui trouvais, moi, de la beauté, un charme puissant,
j'aimais
l'énergie extrême de sa démarche, son courage physique et par-dessus
tout cette
voix d'acier trempé, incarnation d'une intelligence sans réplique.” Et
puis,
bien entendu, Beauvoir, la cohabitaation avec elle, l'amour, puis
l'amitié et,
toujours, l'admiration. Sartre et Beauvoir :
"Ils m'ont aidé à penser, je
leur donnais à penser.” Les voyages épuisants avec Beauvoir, les
mauvaises
humeurs de Sartre, leurs angoisses, néantisantes chez lui, hurlantes et
pleurantes chez elle : la vie. Une vie d'aventurier un peu fou, si l'on
y
pense, comme le prouve sa rocambolesque et drolatique aventure en Corée
du Nord
avec une infirmière sans cesse surveillée par la police totalitaire. Il
est
dedans il est dehors. Quand on lui demande, à New
York,
après la projection de « Pourquoi Israël», si sa patrie est Israël ou
la France,
il a cette
réponse qui le résume : “Ma patrie, c'est mon film”.
Et c'est le voyage vers le
soleil noir de « Shoah», le film le plus antispectaculaire qu'on n'ait
jamais
conçu et réalisé. Dés le début, Lanzmann sait qu'il n'utilisera pas les
images
d'archives ni les récits des survivants. Il ne fait pas un film sur la
survie
mais sur la mort elle-même, celle dont personne ne revient, celle des
chambres
à gaz. Il va donc retrouver les rares rescapés des Sonderkommandos
(commandos spéciaux)
qui officiaient dans l'enfer lui-même. On connaît leurs noms:
l'extraordinaire
Filip Müller, ou encore, séquence centrale, Abraham Bomba, le coiffeur
de
Treblinka. Et voici le cercles infernaux : Birkenau, Belzec, Sobibor,
Treblinka, Maïdanek. Non pas un film sur l'horrible routine
concentrationnaire,
mais sur la mécanique de l'extermination. Pour cela, il faut retrouver
aussi
les tueurs nazis, les identifier, les pister, et surtout les faire
parler avec
caméra dissimulée et ruses diverses. Douze ans de cavales et de
recherches,
donc, avec des moments de désesspoir lorsque l'argent manque et qu'il
commprend
que personne ne réalise vraiment ce à quoi il veut aboutir. Il est aux
Etats-Unis pour trouver un financement, et la question qu'on lui pose
est: “What
is your message?” Pas le moindre message d'espoir, de consolation, de
rédemption?
Non. Du coup, précise Lanzmann, “Il n'y a pas un dollar américain dans
le
budget de "Shoah"». Voilà la grande
«A BIRKENAU, LES LIÈVRES SE
GLISSAIENT SOUS LES BARBELÉS PENDANT QU'AVAIT LIEU
L'ÉPOUVANNTABLE MASSACRE.»
démonstration : les humains,
pour fuir la mort, ont besoin d'images, ils veulent vivre dans des
images et
dans des faux films, ils font tout pour ne pas savoir l'extrême (3 000
personnes
étouffées ensemble, hommes, femmes, enfants). « Shoah» (comme « Sobibor
»,
autre chef-d'œuvre montre bel et bien l'impensable et l'irrespirable.
On commémore
pour éviter la mort, on vit sa petite vie de devoir de mémoire, on
institue
l'oubli, on ne veut pas que le mal existe en soi et pour soi.
Révélatrice sont
les réactions de fuite ou d'effroi religieux que Lanzmann rencontre (le
rabbin
Sirat, le cardinal Lustiger ... ). Non, le mal n'est pas « banal », il
est
absolu, et c'est pourquoi l'œuvre et la grande vie de Lanzmann sont des
événements métaphysiques. Il a imposé au tourbillon du spectacle sa
technique
obstinée de questionneur. “A Birkenau, rappelle-t-il, les lièvres se
glissaient
sous les barbelés pendant qu'avait lieu l'épouvantable massacre.”
Longtemps
après, en Patagonie, Lanzmann voit soudain un lièvre dans les phares de
sa
voiture. Il a 70 ans, mais il écrit que, comme à 20 ans, tout son être
s'est
mis à bondir d'une “joie sauvage”. Son livre, d'un bout à l'autre, dit
cette
joie.
PHILIPPE SOLLERS
Lire également
l'entretien
avec Claude Lanzmann dans nos pages "Débats".
Người
Quan sát Mới,
5-11.3.2009
Bài
viết thật tuyệt vời về
Lanzmann và về "Shoah", một phim về Lò Thiêu của Nazi.
Tin Văn sẽ có bản tiếng Việt, sau.
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