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De
l’“euthanasia à la “solution
finale”
Le
meurtre d'un tiers des
malades mentaux allemands, entre janvier 1940 et août 1941, a
représenté pour
les nazis le banc d'essai - technique et politique - du génocide des
juifs.
PAR
SUSANNE HEIM *
*
Chercheuse, auteure, avec
Gôlz Aly, de Vordenker der Vernichhtung. Auschwitz
und die deutschen Pliine fiir eine neue europiiische Ordnung (Les
Précurseurs
de l'extermination. Auschhwitz et les plans allemands pOlir lin nOllvel
ordre
européen), Hofffmann und Campe, Hambourg, 1991.
AU
PRINTEMPS 1944, la
direction du Service de sécurité (SD) nazi, à Berlin, demanda à ses
antennes de
lui fournir des « rapports» sur l'état de l’opinion concernant une
question
très spéciale : la rumeur qui courait d'un bout à l'autre de
l'Allemagne à propos
de la mise à mort prématurée des personnes âgées (1). Les résultats
révélèrent une
méfiance profonde à l'égard du système de santé national-socialiste.
Une grande
partie de la population estimait que les anciens, du fait de leurs
moindres
performances, étaient considérés par l'Etat comme indésirables et
superflus, et
donc moins bien soignés.
Selon certains bruits, des
médecins se «débarrassaient» de personnes âgées malades avec des moyens
«
appropriés », afin de réduire les coûts et d'économiser les médicaments
rares.
Nombre d'Allemands pensaient que les autorités elles-mêmes avaient
invité les
soignants à ne plus traiter les patients les plus âgés, et à ne plus
leur
prescrire de prothèse ni de médicaments contingentés comme l'insuline.
Dans
certains districts, les personnes âgées évitaient d'aller chez le
médecin,
préférant s'adresser à leur pharmacien ou à un guérisseur; d'autres ne
se
conformaient pas à l'ordonnance de leur médecin, craignant d'être
empoisonnées.
Ces rumeurs allaient de pair avec des plaintes : dans la répartition
d'aliments
coûteux - comme les fruits, les légumes ou le lait - et lors des
évacuations
pour fuir les bombardements alliés, les jeunes gens, et en particulier
les
femmes fécondes, se verraient privilégiés.
Dans beaucoup de régions, ces
bruits persistaient obstinément depuis des années pour une raison
simple : le souvenir,
très présent, des dernières expériences d'élimination clinique des «
inutiles»
à la demande de l'Etat. On évoquait à nouveau ouvertement le meurtre
des
patients des asiles et des hôpitaux, en rapport avec les nouvelles
rumeurs sur
les personnes âgées. Après les handicapés, pensaient les gens, ce
serait au
tour des anciens de subir les « piqûres de l'Ascension» qui les
enverraient
dans l'au-delà.
MAIS LA CONNAISSANCE de la
politique d'euthaanasie des nazis suscita plus de résignation que de
rébellion.
Entre janvier 1940 et août 1941, quelque 70000 pensionnaires
d'établissements
psychiatriques allemands avaient été systématiqueement assassinés.
Œuvre d'une
institution camouflée sous le nom de T 4, ce meurtre de masse fut
dissimulé
administrativement et décrété « secret d'Etat ». Au début de la guerre,
Hitler
lui-même avait rédigé une autorisation dans ce sens, formulée
volontairement de
manière vague, afin de laissser aux experts médicaux et administratifs
l'organisation
du programme criminel et la définition des groupes de victimes. Bien
que les
médecins impliqués aient exigé une garantie légale, il avait refusé,
sous
prétexte de confidentialité, de recourir à une loi d'euthanasie. Bien
des
indices confirment cependant que la fuite de certaines informations ne
releva
pas d'une erreur: elle fut volontaire.
La liquidation des malades
mentaux apprit au régime quelque chose d'essentiel : ce génocide
n'avait pas
fondamentalement ébranlé la loyauté de population - une expérience
décisive
pour la mise en œuvre du programme d'extermination des prisonniers des
camps,
des juifs, des Tziganes (Roms et Sintis). D'ailleurs, les structures
administratives
et le personnel ayant fait leurs “preuves”
dans l'assassinat des handicapés participèrent ensuite au judéocide.
Les préparatifs du “test” que
représenta l'euthanasie remontent très loin. Un dirigeant d'asile
psychiatrique
en a témoigné rétrospectiveement en 1947: avant même la guerre, le
ministère de
l'intérieur envisageait, en cas de conflit, de réduire drastiquement
les
rations des occupants des asiles et des hôpitaux psychiatriques. Devant
l'objection selon laquelle cela conduirait à les faire mourir de faim,
on avait
« prudemment, pour la première fois, tâté
le terrain, en demandant quelle position prendrait la Mission
intérieure (2),
si l'Etat envisageait l'extermination de certaines catégories de
malades durant
la guerre, sous la condition que les aliments disponibles ne suffisent
plus à
nourrir l'ensemble de la population (3) ».
Au cours de l'été 1939, le
médecin personnel de Hitler, Theo Moreil, avait rédigé une expertise,
dans le
même but. Sur la base d'une enquête réalisée au début des années 1920
parmi les
parents d'enfants lourdement handicapés, il concluait que la plupart
d'entre
eux acceptaient que « la vie de leur enfant soit abrégée sans
souffrance ».
Quelques-uns disaient même préférer ne pas décider eux-mêmes du sort de
leur
enfant: mieux valait qu'un médecin prenne les décisions nécessaires. A
partir
de quoi Moreil préconisa, en cas d'euthanasie, de renoncer au
consentement
explicite de la famille, de dissimuler autant que possible le meurtre
du malade
et, plus généralement, de compter sur le « je-ne-veux-pas-savoir (4) ».
Les victimes furent donc
rapidement transférées d'un établissement à l'autre, afin de rendre
plus
difficiles les recherches de proches inquiets, puis assassinées dans
les centres
d'exécution (5). Les familles recevaient alors l'annonce du décès,
imputé à une
cause inventée, ainsi que celle
de l'incinération du défunt. Malgré ces précautions, le secret du
meurtre des
malades s'ébruita, notammment parmi le personnel des asiles et dans les
environs des lieux de mise à mort.
La fragilité du tabou éclata
au grand jour en août 1941, lorsque l'évêque de Münster, le comte
Clemens
August von Galen, cloua ouvertement le crime au pilori dans un sermon.
Les
protestations venaient notamment des milieux catholiques.
Quelques semaines après le
scandale public de von Galen, Hitler avait donné un coup d'arrêt au
programme
d'euthanasie.
Mais cela ne signifia
nullement l'arrêt des tueries. Le nombre de victimes correspondait à
peu près,
à l'époque, à l'objectif fixé par les organisateurs en 1939 : un
patient
d'hôpital psychiatrique sur dix devait être « saisi par l'action »,
soit au
total 65 000 à 70 000 personnes. Et les statisticiens calculèrent même
les
économies ainsi réalisées en matière de logements, de vêtements et
d'alimentation
- jusqu'en 1951 ! Sans compter le personnel médical « libéré» pour
d'autres
tâches, les places disponibles pour des malades curables, les asiles
transformés en hôpitaux ...
Durant la première guerre
mondiale déjà, la répartition de la population en différentes
catégories
destinées à être plus ou moins bien approvisionnées - en fonction de
leur «
valeur» - avait déjà conduit à une sous-alimentation drastique des
patients des
hôpitaux psychiatriques. D'où une forte augmentation de leur mortalité
(6).
Mais, avec la seconde guerre mondiale, la sélection systématique devint
la base
de la politique sociale, combinée avec des mesures étatiques
coercitives. Et
même "arrêt, en 1941, du programme d' « euthanaasie» n'y changea rien.
LE MEURTRE DES MALADES se
poursuivit, de manière décentralisée et avec d'autres techniques. Les
responsables locaux ne déportaient plus les condamnés dans les chambres
à gaz
des centres d'extermination: ils les tuaient dans les différents
hôpitaux et
asiles au moyen de piqûres mortelles. Du coup, le cercle des
participants
directs au meurtre et celui des personnes informées s'élargirent
considérablement.
Les experts en « euthanasie
», qui choisissaient autrefois les patients à éliminer, déplacèrent
leur
activité vers d’autres groupes de victimes. A partir du printemps 1941,
ils
sélectionnèrent dans les camps de concentration des prisonniers -
surtout
handicapés et juifs - à gazer. Plus tard, les tueurs de 1'« Aktion T4»
œuvrèrent
dans les centres d'extermination de Belzec, Sobibor et Treblinka, dont
les
commandants mirent à profit leur savoir-faire en matière d'utilisation
des
chambres à gaz pour la destruction des juifs.
Outre leurs connaissances
pratiques et organisationnelles, les « T 4 » transférèrent de 1'«
euthaanasie »
à la « solution finale» leur expérience de la gestion de l'opinion
publique.
D'autant qu'en avril 1941 le consensus autour du meurtre des malades
s'avérait
positif: « Dans 80 % des cas, les proches sont d'accord, 10 %
protestent et 10
% sont indifférents (7). » Les rapports du SD du printemps 1944 peuvent
donc
être lus comme signes d'une prudente modération : ils sondent
l'atmosphère
générale, donnent des indications sur les causes possibles des rumeurs
et
conseillent les autorités sur la meilleure manière de réagir. En
l'occurrence,
il s'agissait moins de manipuler l'opinion que de mesurer les
frontières du
faisable ...
SUSANNE
HEIM.
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