La petitesse
de l'homme chez Anton Tchekhov
De Tchekhov
et sur Tchekhov, cette année (1), date du cinquantenaire de sa mort
(1er
juillet 1904), nous avons eu la possibilité de lire différentes choses,
et
chaque fois, au cours de ces lectures, nous n'arrêtions pas de nous
demander: mais
en quoi consiste vraiment le secret de cet homme? Quel est le secret
qui le
rend d'autant plus cher et grand et toujours actuel qu'il joue en
«mineur », en
décrivant une réalité limitée, quel est le secret qui le fait apprécier
des
lettrés les plus raffinés comme du grand public des quotidiens du soir
(qui,
aujourd'hui encore, lorsqu'ils veulent publier une nouvelle dont le
succès sera
certain, puisent à sa source)? Il existe pour lui, en Union soviétique,
une
affection qui touche à la vénération: et, de ce petit médecin au regard
étincelant et ironique derrière son pince-nez,
ils font presque un prophète de la sociéte socialiste; alors qu'en
Occident il
est célèbre tantôt comme un père du pessimisme et de l'agnosticisme
libéraux,
tantôt même comme un symboliste mystique. Et tout cela, il faut bien le
souligner, sans que de son côté il ait jamais fait preuve de lègereté
ou de
flatterie; en restant toujours, au contraire, obstinément fidèle à
lui-même,
sans pitié dans ce qu'il avait à dire, en avancant sur un chemin sans
détour,
droit et linéaire. Cet amour, parfois très fort, que l'on peut éprouver
pour
lui, comme pour un frère péniblement retrouvé, avec lequel on va
pouvoir enfin
tout expliquer de soi-même et tout comprendre de lui, comment se
justifie-t-il,
s'il est par ailleurs le frère de tant de gens, qui peuvent m'être
sympathiques
ou antipathiques, amis ou ennemis?
Mon amour
pour Tchekhov, je l'avoue, a souvent été tourmenté par la jalousie.
Nous qui ne
lisons pas le russe et qui essayons de scruter la parole d'écrivains
qui nous
sont chers à travers les traductions de même que l'on devine les
couleurs d'un
visage à partir des ombres grises et noires d 'une photographie, nous
avons eu
enfin cette année, après tant de bonnes versions mais sans ordre et
partielles,
une édition complète et ordonnée chronologiquement de ses contes.
«Édition complète
», cela ne veut pas dire qu'elle comprend
tous les récits de Tchekhov: en effet, il en a écrit plus de six
cents, pendant
les vingt et quelques années qui vont de ses débuts dans la nouvelle
dans La Cigale, un journal humoristique
banal, jusqu'aux longs récits des dernières années, où il luttait
contre la
maladie qui l'emporta à l'âge de quarante-quatre ans. Dans cette
édition, il y
a les deux cent quarante morceaux qu'il a choisis en 1899 pour
l'édition
définitive de ses oeuvres, en même temps que quatre-vingts morceaux
environ
qu'il avait écartés, Ainsi pouvons-nous suivre, année par année, les
étapes
d'un curriculum littéraire si court et, repétons-le, si linéaire qu'on
a l' habitude
de le considérer, dans l'ensemble, comme une totalité homogène. Pour
nous aider
à retracer le chemin de son développement, sont sorties cette année
quelques
biographies nouvelles dans des langues occidentales : et je veux
rappeler non
pas tant un gros volume paru en Angleterre (David Magarshack, Chekhov, Faber and Faber) que, plutôt,
un petit volume francais (Elsa Triolet, L'
Histoire d' Anton Tchekhov, Les Éditeurs francais réunis) qui offre
un
raccourci efficace et essentiel de la vie et de l'oeuvre, de son
époque, des
discussions et des problèmes d'alors, et qui focalise surtout
l'attention sur
les aspects de sa figure qu'il nous intéresse le plus d'éclaircir
aujourd'hui.
Déjà,
dans ses petites nouvelles humoristiques, Tchekhov part avec une
agressivite
polémique cruelle, baignant uniquement dans les faits (Le
Gros et le Maigre, Cameleon, Le Huitres, Le Sous-Officier Latrique)
comme un Gogol qui n' pas eu besoin d'une caricature déformante pour
trouver ses
effets, mais les découvre sous ses yeux tels quels, prêts à être
esquissés d
'une annotation rapide, à être racontés simplement, à voix basse. Mais
si Gogol
trouvait de l’intérêt à dévoiler le visage absurde, démoniaque,
comiquement
poignant qui se cachait sous la réalité bureaucratique la plus
quotidienne de
la Russie, Tchekhov, qui commence à écrire trente ans après la mort de
Gogol,
veut fouiller différemment la réalité, Dans la nouvelle La
Fille d' Albion, qui date de 1885, nous trouvons déjà Tchekhov à
son plus haut degré, et le métal dont il forge ses contrastes comiques
ou
dramatiques : la dignité de l'homme. Dans des nouvelles comme celle-ci,
ou
comme La Choriste (1886), plus il
fouaille ses petits humains, plus il en découvre les égoismes, les
faussetés et
les mesquineries sous le masque de leur fausse «dignité», plus se
révèle à nous
quelque chose qui résiste à la dégradation, quelque chose de supérieur
à la
bassesse générale, une qualité impalpable que nous devons recommencer à
appeler
dignité humaine, une dignité tout à fait opposée à celle, hypocrite et
formelle, des moeurs bourgeoises. Mais Tchekhov atteint ses meilleurs
résultats
lorsque la decouverte de la fausse dignité et les retrouvailles avec la
vraie
ont lieu chez le même personnage ; lorsque le couteau qui ouvre l'
abcès touche
la chair vive. Et l' on
voit apparaitre alors la «pitié» de Tchekhov, toujours d'autant plus
présente
qu'il est «sans pitié » : voilà que, après avoir découvert sous le
personnage
le petit-bourgeois - sa mesquinerie et son horreur historique -, sous
le
petit-bourgeois, il découvre l 'homme.
Avec La
Steppe (1888), événement capital dans l'histoire de la narration
moderne,
Tchekhov commence à avoir une conscience plus précise de l'importance
littéraire
de son travail, et aussi de sa responsabilité de citoyen. La critique
braque
son regard sur lui, et on lui reproche, à droite comme à gauche, le
fait de «ne
pas prendre parti ». Mais Tchekhov, dans ce qu'il écrivait, avait
toujours pris
un parti, même s'il ne correspondait à aucun des partis qui évoluaient
dans le
monde intellectuel de la bourgeoisie russe d' alors. Au contraire, il
en
révelait les limites et les échecs : dans les longs récits qui vont du Jour de Fête (1888) jusqu'à La Fiancée
(1904), ce n' est qu 'une
galerie dintellectuels velléitaires et décus, de vies de province
consumées
dans la paresse, de mariages et d'amours gâchés, de femmes toujours
plus
vitales, ou plus justes, ou moins coupables que les hommes. Et au
centre de ces
histoires il y a presque toujours un «que faire?» politique et social,
non pas
avec la ferveur qui avait été celle de Tchernichevski et que l' on
retrouvera
chez Lénine, mais avec l'incertitude de la période de réaction et de
reflux révolutionnaire
du règne d' Alexandre III et des premières années de Nicolas II, avec
un manque
de perspectives historiques que l'écrivain voit se refléchir dans les
vies
privées, dans les habitudes, dans les sentiments.
Plus on
avance dans la
lecture de Tchekhov, plus on rencontre de personnages qui, à la fin,
décident
de «travailler sérieusement » ou qui parlent de la vie merveilleuse
qu'il y aura«
sur la terre dans cent, deux cents ans », ou de la« belle bourrasque
qui
balaiera tout» : deux phrases qui ont aujourd'hui un sens prophétique
suggestif, mais qui sont toujours indéterminées, qui n'évoquent pas
d'images
concrètes et précises comme nous avons l'habitude d'en trouver chez
lui. Ce n'est que
leur accent de sincérite, presque de document d'un état d'âme de
l'époque, qui
fait qu'elles ne nous paraissent jamais rhétoriques ; mais la mort de
Tchekhov,
à la veille de la première révolution russe de 1905, acquiert presque
une signification
symbolique: il est l'écrivain d'une humanité qui cherche sa voie.
En ce sens, Salle 6 (1892) se
détache de tous les
autres longs récits non seulement parce que c'est l'acte d'accusation
le plus
terrible et géneral que Tchekhov ait jamais écrit (le jeune Lénine en
fut
fasciné et bouleversé), mais parce qu'il investit un moment de crise de
la pensée
scientifique et humanitaire bourgeoise, la tentation de penser que tout
est
inutile, que le mal est invincible, que la matière doit être considérée
vanité,
et la douleur illusion. Si quelques tentations spiritualistes peuvent
avoir
touché l'auteur du Pari ou du Moine noir,
elles trouvent ici un
démenti, résultat d'une décision en même temps douloureuse et féroce.
Tchekhov,
le médecin éducateur à l'ombre de la culture positiviste, et qui avait
saisi
ce qu'il y avait en elle d'élan humanitaire et progressiste, en cerne
aussi, avec
une sensibilité précise, les crises et les deviations. Dans Le
Duel, il nous a donné, en 1891, un
portrait parfait de nazi, un naturaliste qui soutient la suppression
des plus
faibles de la part des plus forts, un portrait où il n'y a rien à
changer, ni
le type physique, ni les discours, ni le nom allemand, ni l'idéologie
pseudo-scientifique, pour retrouver en face de nous un de ceux qui,
cinquante
ans plus tard, vont torturer l'Europe. Et dans ce
personnage (comme dans celui de Dans le
domaine, qui est a peu près son pendant) Tchekhov n'a pas manqué de
laisser
entrevoir que lui aussi n'est qu'un pauvre homme qui pourrait être
capable de
bonnes actions, mais qui n'en est pas pour autant moins féroce et
inhumain. II
ne s'agit pas de superficialité sentimentale chez Tchekhov, ni d'un
«Aimons-nous
les uns les autres » de la sceptique indulgence amorale qui a tant de
racines
dans les moeurs italiennes; c'est la douleur sévère pour tout ce que
l'homme
gaspille de lui-même, pour ce qu'il pourrait être et qu'il n'est pas.
Tchekhov
a compris cela surtout de cette société qui est encore la société dans
laquelle
nous vivons: que de choses irrécupérables sont quotidiennement perdues,
que de
beauté, que d'amour, que de qualités qui pouvaient être tournées vers
le bien,
que de vies gaspillées, consumées vainement. Et en cela il n'est ni
élégiaque,
ni résigné : il s'en prend à nous, il est d'une sévérité féroce, C'est
la sa
morale, la “porte étroite” qu'il ouvre à ses personnages et à nous.
C'est pour
cela qu'il demeure, d'autant plus qu'il est clair et sans facons, un
écrivain «
difficile », «peu commode» : parce qu'il est plus facile de l'éviter et
de
broder autour de lui que de l'accepter tel qu'il est.
Italo: Pourquoi
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La petitesse
de l' homme chez Anton Tchekhov