*

 



Le jeune Tolstoi

La Tempête de neige et autres récits

LÉON TOLSTOI

Traduit du russe par Michel Aucouturier, Gustave Aucouturier et Boris de Schlœzer Préface de Michel Aucouturier

Éd. Gallimard/Folio classique, 560 p., 7,90 €. 

Dans Tolstoï ou Dostoïevski, George Steiner note: « Les grandes œuvres d'art nous traversent comme un vent de tempête, elles ouvrent d'un coup les portes de la perception, se ruent de toutes leurs forces sur l'édifice de nos croyances. » Contrairement à Nabokov, il ne considère l'auteur d’Anna Karénine comme supérieur à celui des Frères Karamazov, mais applique au Tolstoï des dernières années les mots d'Ivan Karamazov à propos de celui “qui avait lui-même mangé des racines au désert et fait de frénétiques efforts pour vaincre la chair afin de se rendre libre et parfait”. Tolstoï passa du stade esthétique, où il fut un libertin tiraillé entre un tempérament sensuel et une propension à l'ascèse, au stade éthique qui lui fit prendre conscience de la nécessité de mener une existence en accord avec son idéal de sainteté et de simplicité, pour accéder au stade religieux. Quand il y parvint, il renia ses œuvres d'imagination, jugea l'art impie et produisit surtout des essais sur la morale. Mais, même chez le Tolstoï des années de jeunesse, il est difficile de séparer le peintre de la vie da sa vérité nue et le prédicateur pessimiste, qui transmet des messages ambigus sur les rapports humains, le servage ou ravages de la civilisation. La prose de Tolstoï bat au rythme notre cœur, faisait remarquer Nabokov. Et c'est bien l'impression qui se dégage des récits recueillis dans La Tempête de neige. Composés entre 1852 et 1863, alors que, revenu dans don domaine de Iasnaïa Poliana dans l'intention de veiller au bien-être de ses paysans, il avait été incorporé comme sous-officier d'artillerie dans l'armée du Caucase et n'avait pas encore mis en chantier Guerre et Paix, ces textes éblouissants portent la marque d'un esprit à l'affût de faits vrais, comme dans « La Tempête de neige », qui retrace ses tribulations lors d'une traversée de la steppe balayée par un vent violent, ou dans “Albert”, sa fameuse histoire d'un musicien déchu, ou encore dans la nouvelle “Lucerne” où un prince invite à sa table un chanteur des rues humilié par de riches estivants. Mais le récit qui traduit le mieux ses préoccupations de cette décennie-là est sans aucun doute “La Matinée d'un gentilhomme rural” vestiges d'un roman où il voulait mettre en scène un héros déterminé à trouver le bonheur en aidant et en instruisant ses moujiks. Il finit par se demander si son rêve est réalisable: le sort de ses sujets ne s'est pas amélioré, et le sien est chaque jour plus pénible. Le même constat, doublé d'une réprobation de son mode de vie familiale, poussera Tolstoï, un demi-siècle plus tard, à s'enfuir de son foyer et à aller mourir dans la maison du chef de gare d'Astapovo.

Linda Lê