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L'éditorial
de Jean Daniel
Les exils de Kundera
La
foisonnante richesse de
l'information n'arrive pas à me détourner d'une affaire qui me touche
de près,
qui touche encore plus notre métier, sur laquelle, même en arrivant bon
dernier, j'aimerais avoir mon mot à dire, C'est 1' “affaire Kundera”.
Il y a
presque soixante ans -
oui, soixante ans ! - un jeune homme, un agent tchèque des services
secrets
américains, est arrêté à Prague.
D'après les archives jadis contrôlées par les services soviétiques mais
désormais
accessibles à n'importe quel “chercheur”, l'homme qui a signalé
l'espion à la
police serait l'écrivain français d'origine tchèque Milan Kundera,
alors âgé de
21 ans. Un hebdomadaire pragois s'empare, il y a trois semaines, de
cette
“découverte” et lui consacre un numéro spécial. Ainsi la nouvelle
s'est-elle
répandue comme une traînée de poudre partout et naturellement en France,
L'écrivain reçoit, dit-il alors, «un coup de poing dans la poitrine ».
Il ignore
tout de cette affaire, n'en a jamais entendu parler. Et son communiqué
affirme
que tout est faux.
Pourtant,
le troisième jour
après l'accusation, on croit enfm accéder à la vérité lorsqu'un grand
professeur de l'université pragoise, Zdenek Pesat, affirme dans une
lettre
qu'il rend puublique qu'il connaît toute l'histoire et surtout le
dénonciateur
qui n'était en aucune manière Milan Kundera, Sa déclaration circule,
mais
personne ne lui fait un sort.
L'empire du « vraisemblable»
Dans
les jours qui suivent,
les personnalités les plus éminentes du monde littéraire en France et en Europe
manifestent leur solidarité avec Milan Kundera. Les journalistes qui
ont
d'abord pris connaissance de l'information accusatrice connaissent tous
désormais aussi bien le démenti de l'auteur que l'émotion de ses
pairs.Ils
deviennent alors prudents. Mais pourquoi leur prudence ne sert-elle
plus à
rien? Parce que dans les nouveaux usages de notre métier, si l'on
publie un
gros titre et une grande photo mettant en cause une personnalité, on
procède à
une mise en suspicion. On n'affirme pas que l'information est vraie
mais on la
présente comme possible et même comme vraisemblable. Nous avons à
traiter de ce
problème tous les jours et de la même façon. Nous vendons du
vraisemblable. Et
dans l'empire du vraisemblable, la calomnie ne perd jamais de sa
vitalité.
Ainsi,
toutes les
manifestations de solidarité avec l'écrivain n'empêcheront pas une
certaine
opinion publique de penser : « Quand même, il n'y a pas de fumée sans
feu.
Après tout, qui peut dire avec certitude qui s'est vraiment passé il y
a
soixante ans ? Et puis, question insidieuse : après tout, pourquoi un
jeune
communiste ne considérerait-il pas comme de son devoir de dénoncer un
espion?
Pourquoi? Tout simplement parce que ce n'est pas vrai. Et si l'on
répond, on est
piégé comme l'a été Lech Walesa, l'ancien leader de Solidarnosc, qui a
été
victime d'une même manipulation d'archives en Pologne.
Il y a
un triste paradoxe
dans la situation de Kundera. C'est lui qui, dans ses romans, a prévu
les
dégâts de la société dite de transparence. Il croit, et il ne cesse de
me le
répéter depuis que l'affaire a éclaté, à la discrétion et au secret de
la vie
intime, il croit que l'on doit juger une œuvre sur ce qu'elle contient,
non sur
ce que l'on croit découvrir dans la vie de son auteur. Il fuit
systématiquement
et furieusement tous les médias. Je lui dis que le caractère
systématique de
ses refus peut impatienter. Il me rappelle qu'il est tout de même passé
à
l'émission de Bernard Pivot. Et, surtout, il me fait la même réponse
que
Lévi-Strauss il y a une dizaine d'années, que j'avais rapportée avec
son
appprobation :« Lorsque je me suis rendu compte que je m'étais
graavement
trompé en politique [il avait été proche du PC), j'ai décidé de ne plus
m'aventurer dans ce domaine. » A quoi Milan Kundera ajoute: « Lorsque
j'ai
découvert que mon seul univers était le roman, il est vrai que j'ai
toujours eu
peur de me voir enfermé dans une affirmation dogmatique qui
m'interdirait de
changer d'avis.» Milan Kundera a eu la candeur de penser que, puisqu'il
renonçait à jouer le jeu de la surexposition médiatique, il serait
protégé par
la discrétion et le silence.
Un pays kidnappé
En
fait, ce qui m'intéresse
le plus dans cette histoire, c'est la dimension humaine et peut-être
surtout
littéraire qu'elle souuligne chez Kundera. Il est évident que l'un des
thèmes
dominants de ses dernières œuvres est la notion d'exil et de tout ce
qui s'y
rattache. C'est la notion de double
appartenance. C'est aussi, bien suur, le fait de choisir d'écrire en
français
et de susciter des réactions névrotiques dans sa patrie d'origine. Il y a quelque chose de vindicatif dans la
calomnie. Les Tchèques n'ont jamais bien compris, ni peut-être admis,
la
passion de Milan Kundera pour la France. Mais les Français,
eux, ne seraient
pas pardonnables de l'ignorer. Son père, pianiste, était le disciple
d'Alfred
Cortot et admirateur du groupe des Six (Milhaud, Honegger, Poulenc…).
Je lis
dans le manuscrit de son nouveau livre d'essais: «Mon
père, dans les années 1920, avait rapporté de Paris les pièces
pour piano de Darius Milhaud et les avait jouées devant le public très
clairsemé des concerts de musique moderne. » Kundera a hérité de
son père
cet amour de la France
et de son art. L'amour pour les surrealists. Et pour Apollinaire. J'ai
vu
l'édition d' “Alcools” publiée à Prague
en 1964, à laquelle Kundera a donné une longue préface et dont il a
traduit la
majorité des poèmes.
Mais
je pense surtout à
Diderot. Dans quelques jours, dans le Théâtre 14, à Paris, on va de nouveau jouer sa
pièce «
Jacques et son maître, l'hommage à Denis Diderot”, sous la direction de
Nicolas
Briançon. Ecrite en 1970, elle voulait être la réponse de Kundera à
l'invasion
russe de la Tchécoslovaquie en 1968. Il voyait l'essentiel de la
tragédie de
son pays non pas dans la brutalité de la répression mais dans le fait
qu'il
avait été ainsi kidnappé - et, selon son impression d'alors,
défInitivement
kiddnappé - par une autre civilisation, qu'il serait inévitablement
désoccidentalisé. Or l'essence de cet occidentalité menacée, Milan
Kundera la
voyait concentrée dans notre XVIIIe siècle, particulièrement dans
l'œuvre de
Diderot et plus spécialement encore dans “Jacques le Fataliste”, ce
roman si
libre, si gai.
A cette
époque noire, comment
représenter la pièce en Tchécoslovaquie ? Kundera était un auteur
interrdit.
Mais en cette année 1975 où il émigre en France,
l'un de ses amis prête son nom à la pièce et “'Hommage à Diderot” a pu
ainsi
être joué dans la Prague
occupée jusqu'à la fin de la présence russe en 1989, à savoir, quatorze
ans
sans interrruption. Ainsi Kundera a-t-il pu, en France,
avoir toujours l'impression
d'être présent dans son pays. « Grâce,
me dit-il, au costume que m'avait prêté
Diderot.»
Le XVIIIe comme patrie
Dans
son prochain livre d'essais
(1), il évoque un autre écrivain tchèque, son ami Josef Skvorecky,
grand
amateur de jazz (il vit aujourd'hui à Toronto),
et il écrit : « Comme si, depuis sa prime
jeunesse, chacun de nous portait en
soi l'endroit de son exil possible; moi, la France,
lui, l'Amérique du Nord. »
Si l'émigration en France
en 1975 a été, pour Milan Kundera, une surprise totale (“Sans
l'invasion russe, dit-il, je
n'aurais certainement jamais quitté la Tchécoslovaaquie”), elle
était en
même temps un événement tout à fait naturel, logique, nécessaire et
heureux.
Ce qui
ne veut pas dire qu'il
avait oublié son pays natal. Non seulement dans ses romans (“le Livre
du rire
et de l'oubli” et « l'Insoutenable Légèreté de l'être” ne sont-ils pas
pleins
d'amour pour ce pays ?) mais également dans la vie pratique: il écrit
des
préfaces pour les livres traduits de ses compatriotes (la première
édition des
pièces de Vaclav Havel, en 1980, a
été
inspirée et préfacée par lui), mais aussi de nombreux articles. Et son
atttachement à la France
est devenu de plus en plus fort. Attachement indesstructible. Je me
rappelle
encore la derrnière phrase de son texte sur Skvorecky: «Depuis,
les époux Skvorecky visitent Prague
de temps en temps, mais reviennent
toujours dans leur patrie. Dans la patrie
de leur vieil exil.» C'est aussi le cas des époux Kundera. Aimée,
la France
est
deveenue leur patrie. Leur “exil-patrie”
J. D.
(1) “Une
rencontre”, à paraître chez Gallimard en
février 2009.
Người
Quan Sát Mới 30 Tháng 10-5 Tháng 11, 2008
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