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carnets de lecture
par Enrique Vila-Matas

 

AUTOFICTION
tout ce qui est prose n'est point vrai

 

Une seule certitude: l'autofiction est un néologisme inventé par le professeur et romancier français Serge Doubrovskyen 1977. Il désigne une variante moderne de l'autobiographie romancée. En anglais, ce même genre littéraire s'appelle faction, fusion des mots fact et fiction.
C'est tout ce que je sais sur l'autofiction.
Je me rends tout à coup compte en rougissant que je dois demander pardon, parce que je sais quelques autres choses à ce sujet. Vous voyez bien comment je suis. Sans y songer vraiment, je m'étais déjà mis à faire de l'autofiction. Oui, je sais certaines choses de plus. Je sais, par exemple, ce qu'a exactement dit Doubrovsky. Il a dit qu'il y a autofiction quand « l'auteur devient lui-même sujet et objet de son récit ». Et je sais aussi ou crois savoir ce qui distingue l'autobiographie de l'autofiction. C'est tout simple: l'autofiction, c'est l'autobiographie faisant l'objet d'un soupçon. Celui qui raconte sa vie la transforme en roman et passe la frontière qui le mène vers les domaines de la fabulation. Ce qui veut dire que nous ne devons plus comprendre l'autobiographie uniquement de façon classique (simple reproduction exacte du moi), mais comme un ensemble de matériaux utilisés pour la fiction, si bien que l'auteur auto-invente son autobiographie.
Il n'est pas indispensable d'être comme les autres veulent nous voir, mais que l'écriture nous serve à construire notre propre personnalité et notre biographie. Nous pouvons renoncer aux liens chaotiques avec les événements de notre vie et essayer de nous autocréer, de modeler notre propre personnage et notre propre biographie pour l'usage du lecteur, de notre fiancée, de notre épouse ou de notre belle-mère.
Ce que fit, par exemple, Gombrowicz dans son célèbre Journal. À la base, il y a évidemment des faits réels de la vie de l'auteur, de la vie de Gombrowicz. Ce sont des faits racontés plus ou moins minutieusement tandis que, simultanément, des fragments d'essais philosophiques, de brillantes polémiques, des passages lyriques, des plaisanteries grotesques, et aussi, ouvertement, de la fiction littéraire accèdent au même statut.
Cela dit, par bonheur, Gombrowicz n'avait jamais entendu parler d'autofiction. Pour ma part, j'ai du mal à m'habituer à ce mot apporté au monde par Doubrovsky. Bien des annnées avant d'entendre parler d'autofiction, j'ai écrit, je me souviens, un livre intitulé Souvenirs inventés (1) dans lequel je m'appropriais les souvenirs d'autres personnes pour consstruire mes souvenirs personnels. Je ne sais toujours pas si c'était de l'autofiction. Toujours est-il qu'avec le temps, ces souvenirs sont devenus pour moi tout à fait vrais. Je dirais même que ce sont mes souvenirs.
Pour ce livre, j'avais volé à Antonio Tabucchi ses souvenirs de Porto Pim dans les Açores. Mais Tabucchi ne l'a pas mal pris et a donné un double tour d'écrou à cette histoire en transformant les souvenirs que je lui avais volés en souvenirs à lui, de son invention. Ce double tour d'écrou n'a, pour l'instant, aucun néologisme qui le désigne, il attend son Doubrovsky, mais à vrai dire, je préférerais qu'il n'yen ait pas d'autre, parce qu'il ne me semble pas indispensable de donner des noms à toutes les variantes du prétendu nouuveau genre, et si je dis « prétendu nouveau genre », c'est parce que Dante et Rousseau l'ont déjà pratiqué.
Si l'on s'en tient à ce qu'a dit Borges, Dante écrivit La Divine Comédie uniquement pour y inclure, de temps à autre, des scènes de ses renconntres avec l'irrécupérable Béatrice, dont le regard le comblait d'une inntolérable béatitude. Béatrice qui s'habillait en général de rouge. Béatrice à qui il avait tant pensé qu'il fut étonné que des pèlerins qu'il vit un matin à Florence n'eusssent jamais entendu parler d'elle.
Béatrice exista-t-elle vraiment?
L'ombre d'un léger soupçon pèse sur elle. Et une autre sur Dante. Avait-il, par hasard, des souveenirs inventés?
Je crains fort que l'autofiction ne soit une invention de Dante. Lacan disait que la vérité est structurée comme une fiction. Dante aurait, à coup sûr, souscrit de son plein gré à cette phrase .• 

Traduit de l'espagnol par André Gabastou

(1) Non disponible en français.

 Magazine Littéraire Nov 2005