L’écrivain écrit, le
critique critique, et le temps juge...
(Entretien avec Iona Hederi-Remege)
Les médias en Israel
et dans
le monde ont scruté Oz sous tous les angles. À travers les paysages du
kibboutz
Houlda, du désert d’Arad, où il réside depuis plusieurs années, à
travers l’évocation
de sa maison, de son allure,
de sa physionomie, de
sa facon de parler et de s’habiller, ses
promenades matinales dans le désert, les cigarettes qu’il fume à la
chaine, et
dont il se désintoxique périodiquement. Voici Amos Oz, tel qu’il se
décrypte et
rejoint sans peine nos propres désirs, avec sympathie ou amertume et
hostilité.
Voici Amos Oz, la distance que lui imposent ses admirateurs – les
mauvaises langues
diront : ceux qui sont à sa traine - ceux qui sont persuadés qu’ils
auraient pu
être comme lui si seulement...
Question : J'apprends
à vous connaitre à travers vos oeuvres.
Réponse : « Tout homme a au moins deux
histories, deux
biographies. L'individu est la combinaison de choses qu'il a faites et
de
celles qu'il a rệvé de faire. Ma biographic intérieure hypothétique se
trouve
dans tout ce que j'ai écrit, et je n'ai rien à y ajouter. Elle est pour
moi beaucoup
plus authentique que 1'addition des documents et des papiers que j'ai
dans mon
tiroir, de mon compte en banque, ou des lieux où je suis passé. L'une
des erreurs
du lecteur est de mélanger les deux: Non qu'il n'y ait de lien entre
ces deux
biographies mais it faut se méfier comme de la peste d'essayer de le
fixer en
une formule. Ce lien est dynamique. Tout tentative pour fixer, même
pour les
besoins de notre conversation, le rapport entre ces deux genres de
biographie, celle qu'on rêve et celle
qu'on vit éveillé nie la liberté. Tout homme est imprévisible, moi
aussi. »
-Peut-être n'avez-vous
pas de secrets, n'avez-vous rien à cacher?
« Vous n'êtes pas la première femme à
vouloir connaitre le
moteur de la machine, l'origine de tout cela. Mais un individu qui
ouvre toutes
ses portes aux visites du public n’est plus un homme, c'est une
exposition. J'ai
presque fait de ma vie privée une affaire idéologique car je suis un
être
humain, pas une exposition. »
- Vous vous trouvez
continuellement en mouvement, avec des identités qui changent chez tous
vos héros.
« Je suis tous ceux-là à la fois, et
aucun d'entre eux. Mon
autre moi, non factuel, se trouve dans tous mes personnages, toutes mes
intrigues et toutes mes situations. Cela ne correspond pas à Kafka, ou
à
Dostoievski, mais convient à Tchekhov.
Je me suis investi dans chacun de mes personnages, femmes, et hommes,
je vois
le monde par leurs yeux, et les vois les uns les autres par leurs yeux.
Hannah
Gonen, ce n’est pas moi, contrairement à Flaubert, qui disait “Emma
Bovary, c'est moi". Mais j'y ai mis une part de
moi-même, bien qu'elle m'ait énervé, et que je me sois dégouté d'elle,
comme de
son mari Michael, pendant que j'écrivais. »
- Votre oeuvre, c’est
un peu « Vers toi je te fuirai ».(1)
“S'il y a un au-delà, et s'il y a un
enfer dans l'autre
monde, l'enfer de l’écrivain ce serait qu'on l'enferme à la fin des
temps avec
tous ses personnages. Ce serait une grande torture, it lui faudrait
alors tout
le temps affronter les choses qu'il a écrites pour les éloigner de lui.”
- Si vous pouviez
choisir, qui choisiriez-vous?
“Sroulik, du Juste
Repos. Je 1'aime énormément. C'est aussi mon candidat au poste de
Premier ministre.
Sroulik, ce mélomane, ce yéké (2),
qui joue à la flute traversière. »
- Et quel personnage
féminin emporteriez-vous avec vous?
“C'est une question difficile car il y
aura un peu de
mensonge dans ma réponse. Je n'en prendrai aucune, et n'ajouterai pas
un mot. »
- Pourquoi, à votre
avis, les femmes s’attachent-elles plus à connaitre le “moteur de la
machine”?
« Parce qu'il se mêle de plus en plus
de curiosité étrangère à la littérature dans la facon dont les hommes
lisent un livre écrit par une femme, ou dans celle dont les femmes lisent ce qu'un
homme a
écrit. Quand je lis la prose d'Emily Bronte, d'Amlia Kahana Karmon, des
poèmes
d'Emily Dickinson,
ou de Dalia Rabinovitch, je lis aussi avec mes hormones. »
- Vos héros, Joel et
Fima (3), sont au midi de leur vie. Il leur arrive ce qu'on appelle un renversement des roles sexuels. Tous deux
sont davantage capables d'exprimer leur anima, la part de feminité
qu’ils sont
en eux : sensibilité, attention aux autres, chaleur, tendresse,
dépendance,
sentiment d'appartenance.
« Je me réjouis de vous 1'entendre
dire.”
- Mais êtes-vous
d'accord avec Anne Marie, qui dit que Joel n'a jamais su ce qu’est une
femme :
« Tu ne comprends même pas vraiment ce mot.”
« Bien sur, je suis d'accord avec
elle. Du moins Joel
sait-il ce qu'il ne sait pas. Il sait ce qu'il recherche. Son regard et
son
attention, et même son équipement d'espion, intellectuel et intuitif,
sont
tournés vers la féminité, pour commencer à se connaitre lui-même. Cela
ne peut
se produire que lorsqu'un homme cesse de craindre un amoindrissement de
sa
virilité s'il accepte sa féminité et la met en oeuvre. Joel, à la fin
du livre,
n'a pas une compréhension nouvelle de la féminité, mais il réalise
finalement
qu’il a deux sexes et que tous deux jouent en lui. Il y a deux sexes en
lui -
mais pas au sens où il serait bisexuel. Il découvre que ce n'est pas un
drame,
ni une honte, et que c'est même assez agréable. Écrivez, s’il vous
plait, qu'on
peut considérer la moitié vide du verre et dire, comme Anne-Marie : "Tu
ne sais
rien des
femmes", et celui qui lira cela aura raison. Et l’on peut considérer la
moitié pleine du verre et dire que celui qui a découvert tout ce que
Joel découvre
a parcouru un long chemin, plus que tous hommes et toutes les femmes,
qui
malheureusement ne vont pas assez les uns vers les autres. »
- Comment Joel
exprime-t-il son côte féminin ?
« Lui, le "philanthrope bien connu"
(4) vit plus
intensement les plaisirs imaginaires qu'il donne à Anne-Marie que ses
propres
plaisirs. Les femmes font ca en géneral. Avec 1'aide d'Anne-Marie, il
accepte
le message : "Prends soin de toi, je prendrai soin de moi, nous deux
prendrons soin de nous-mêmes." Anne-Marie ne demande pas une autonomie
limitée, mais une indépendance et une reconnaissance pleines et
entières. Joel
comme son frère à elle lui disent : Tu es une enfant. Quand elle
déclare : Je suis
une adulte, et vous aussi, il est affolé car c'est une menace pour lui.
Il a
peur et propose: “Je serai 1'homme qui donne, et toi, tu prendra”. Au
moment où
Anne-Marie lui dit : “Marchons ensemble sur une même ligne", it fait un
bout du chemin. Je n'écris pas d'utopies. Connaitre une femme dans la
réalité,
c'est une utopie. Connaitre une femme,
il faut le lire comme un idéal, une étoile polaire, pas comme un livre
sur un
homme qui voulait connaitre une femme, et l'a connue. Il y a beaucoup
d'hommes
qui n'arrivent même pas, comme ce Joel, au besoin de savoir où finit la
fille et
la mère, et où commence la femme. Ils font de la femme un croisement de
maitresse, de mère et de fille. C’est peut-être universel. »
-Amos
Oz traite beaucoup des femmes, mais la plupart d'entre
elles détestent la manière dont il traite. Toutes les femmes d'Oz
sont «
infantiles a névrosés”, a déclaré Gershon Shaked (5)
"Je n'écris pas sur les femmes
heureuses, pas sur des femmes
et des hommes heureux. Don Quichotte, pour un psychologue clinicien,
est un
personnage névrosé et infantile, non?"
-La critique vous est
peut-être tombée dessus parce que dans La
Boite noire, Connaitre une femme,
et même dans La Troisième Sphère, on dénude
le sexe d'un male israllien wasp et ashkinaze, et l’on découvre qu’il
n’en a
pas.
“ Je ne veux pas parler de cela. Tous
ceux qui ont écrit sur
mes livres avec le désir ou le besoin de me blesser y ont réussi sans
peine.
Mais cela ne changera rien. J'écrirai comme je peux. Je serai heureux
de mieux
écrire, et la critique fera ce qu'elle pourra. »
- Peut-être ne
voulez-vous pas parler des critiques contre vous parce que cela
voudrait dire
que le ‘juge est un fils de pute’.
“L'écrivain écrit, ensuite le critique
critique, et le temps
finalement jugera, c'est, je pense, en principe le bon ordre. »
- Malgré la
critique, vos livres se vendent énormément.
“ll y a de grandes oeuvres qui n'ont
pas plus de trois cents
lecteurs et de grandes oeuvres que des millions de gens ont lues,
vendeuses et
coiffeurs y compris. En revanche, il y a de très mauvais livres que
plusieurs
centaines de gens ont lus et de très mausais livres lus par des
millions de
gens, vendeuses et coiffeurs compris. Cela pour dire qu'il n'y a pas de
rapport, d'un côté ou de 1'autre, entre la diffusion d’une oeuvre et sa
valeur
littéraire. Il serait stupide de dire que Robert Musil et Or-Tsion
Bartana (6)
sont de grands romanciers parce qu'ils n'ont eu que de
rares lecteurs, et qu'en revanche Tchekhov et Harold Robbins
sont de piètres auteurs, parce que le monde entier les lit. Mais il
n’est pas
moins stupide de dire le contraire. »
- Vous dites qu’ il
est presque impossible d'écrire en hébreu sur l’”amour pour l'amour”,
sur la “condition
humaine en général », parce que la litérature helbraique traite de la
‘tragédie
juive’ et aussi à cause de “milliers
d'années de maitrise de 1'instinct».
“Il est exact que, dans la littérature
hébraique, l’histoire
s'insinue très profondément dans la biographie. Il n'y a rien
d'étonnant à
cela. Il y a seulement quelques mois, Saddam Hussein était chez nous
tous dans
la chambre à coucher. Ce qui est étonnant, c’est que, dans de telles
conditions,
de grandes plages d'intimitté réussissent à survivre dans la
littérature hébraique.
Il y a des romans d'amour où la "situation israélienne" est un aspect
enrichissant de 1'existence humaine, comme dans La Ville
aux jours nombreux de Shulamith Hareven, et Neima
Sasson écrit des poems d'Amalia
Kahana Karmon est une extraordinaire histoire d'amour. Où sont les
histoires
d'amour écrites par des hommes ? D'accord, vous avez raison. Par
exemple, Le Marriage de Galia, d'A. B. Yehoshua,
la nouvelle de Yakov Shabbtai Vraie Délicatesse,
et La Mort de Lyssanda, d'Itshak
Orpaz.»
-Certains
commentateurs voient dans La Troisième Sphère un témoignage sur la
“situation
israélienne".
“La
Troisième Sphère n’est pas un témoignage sur la “situation
israélienne”. Il y a un sort commun de la littérature écrite dans les
parties "mélodramatiques” du monde : comme l'Amérique du Sud, l’Europe
orientale, l'Afrique du Sud et Israel.
Si Moby Dick de Melville avait paru
sous la signature de Garcia Marquez, on aurait dit que la baleine blanche était surement une parabole sur la
dictature. En Afrique du Sud, sous la signature de Nadine Gordimer, on
aurait
dit que c'est une parabole sur les Blancs et les Noirs. Sous celle de
Kundera, la baleine serait Staline.
Et au Moyen-Orient, signé par Ben-Ner, Moby Dick éoquerait les
Palestiniens
purchassés par les Israéliens. C'est une partie des problèmes posés par
1'accueil réserve à la litérature de pays où l'histoire pénètre elle
aussi dans
les chambres à coucher. Mais même en Israel, il y a une vie
après la
politique. »….
(1) Ibn Gabriol dans La
Couronne de Royauté
(2) Yéké : surnom
donna aux Juifs d'origine allemande.
(3) Personnages dans le roman La Troisième Sphère.
(4) Surnom donna au xx siècle à Edmond
de Rothschild.
(5) Gershon Shaked : critique
littéraire et historien de la
littérature hébraique.
(6) Or-Tsion Banana : Écrivain
israélien contemporain.