Tout feu, tout femme
Les romans de Duong Thu Huong ne
paraissent plus au Vietnam
mais à l'étranger. Rencontre avec une dissidente, entre engagement et
littérature.
par Claire DEVARRIEUX
QUOTIDIEN : jeudi 09 février 2006
Duong Thu Huong est la romancière du Vietnam
la plus connue au monde.
Depuis qu'elle a été emprisonnée sept mois en 1991, et qu'elle doit sa
libération à l'intervention de personnalités occidentales, elle n'est
plus
éditée dans son pays. Elle vit à Hanoi.
Elle n'est pas, au sens strict du terme, en résidence surveillée,
précise son
traducteur, Phan Huy Duong : «Elle se déplace comme elle veut, mais
elle a deux
policiers en permanence devant chez elle, jour et nuit, qui
interpellent ses
visiteurs, rapportent ses conversations. Elle ne peut pas avoir de vie
privée.»
Duong Thu Huong, qui est née en 1947,
a été exclue du Parti
communiste en 1990, et de l'Union des écrivains. On lui reproche ses
prises de
position iconoclastes, son engagement pour la démocratie. Son
traducteur dit :
«Dans une société confucéenne, la place d'une femme n'est pas là.
Pendant la
guerre, on l'affiche, c'est émouvant, mais après, on attend d'elle
qu'elle
retourne à la cuisine.» Pendant la guerre, partie pour le front à l'âge
de 20
ans, Duong Thu Huong dirigeait une troupe d'animation artistique.
Elle est à Paris
pour la sortie de Terre des oublis. Elle est souriante, joyeuse. Et
puis, tout
d'un coup, elle jette des flammes.
A quel moment avez-vous eu l'idée de
«Terre des oublis» ?
Cette histoire était là depuis
longtemps, elle vient de la
province de Quang Binh [afin de nous faciliter la tâche, Duong Thu
Huong note
sur un papier : «Quang Binh est une province du centre du pays, dans la
guerre
c'était la ligne du feu»], comme Roman sans titre et Myosotis. J'ai
écrit Roman
sans titre comme une dette envers mes amis défunts, chacun de ces
livres sort
des souvenirs qui me hantent, les histoires s'entassent dans ma tête et
une par
une je dois m'en libérer.
Pendant la guerre, je travaillais au
comité de la culture
provinciale de Quang Binh. Après la libération du Sud, je suis restée
dans la
même région. Ce territoire me frappe violemment, parce que là-bas toute
ma
jeunesse se passe, j'ai rencontré des gens si différents, des soldats,
des
civils, des victimes, des blessés, et même des déserteurs, il y avait
beaucoup
de camps pour les rééduquer, là-bas, dans la province de Quang Binh.
Vous dites toujours que vous ne
vouliez pas devenir
écrivain.
Je suis devenue écrivain par hasard,
pour me libérer des
douleurs. Je ne suis pas si intéressée par ce métier, mais je le vois
comme une
façon unique de survivre. Dans mon adolescence je rêvais de devenir une
championne, pas un écrivain.
Une championne de quoi ?
De ping-pong, de gymnastique, de
barres parallèles !
Quand avez-vous décidé d'écrire ?
En 1980. J'écris des nouvelles.
Auparavant, en 1970, pendant
la guerre, pour imiter mes amis du comité culturel, je commence par de
petits
morceaux, des poèmes, en amatrice. Je joue, les poésies sont une sorte
de
distraction, j'adore ça. Je me souviens de ce moment, je n'ai aucune
idée de
devenir un écrivain professionnel.
A partir de 1980, je me concentre. Je
commence à me sentir
en quelque sorte capable de suivre ce métier. Une impression très
vague, parce
que je dois gagner ma vie par ailleurs, en étant scénariste. A
l'époque,
scénariste, ça ne veut rien dire, le cinéma véridique n'existe pas
encore dans
un pays aussi pauvre que le Vietnam,
ce n'est que de la propagande.
J'ai écrit le scénario de cinq films,
qui ont été réalisés
par d'autres. Comme tous les scénaristes, j'ai voulu passer à la mise
en scène,
cela a été pour moi un grand rêve raté, qui m'a nui et m'a mise en
faillite.
J'ai écrit un documentaire artistique, le Sanctuaire des espoirs, j'ai
mis tout
mon argent dans le financement du film. Comme dans mes textes
politiques, je
critique le régime, c'est pourquoi, au laboratoire, on a détruit toute
la
pellicule. C'était en 1990, un an avant mon arrestation. J'avais tourné
l'hiver
1988, le film m'a pris du temps. Un film, c'est beaucoup plus dur qu'un
livre,
écrire ne demande pas d'argent, de matériau, surtout ça ne demande pas
de
relations avec autrui. Terre des oublis est peut-être long, mais je
l'ai écrit
comme les autres, régulièrement, pendant une année et quelques mois.
Après je
me repose, je m'occupe de ma famille. Une année ou deux, ça dépend, et
j'amorce
un autre roman.
Vous est-il arrivé de parler de vous
dans un roman ?
Pas encore. Dans chaque histoire, je
mets mes pensées, mes
rêves, mes illusions et mes désillusions, mais ce n'est jamais
autobiographique. J'ai déjà écrit des mémoires, quand j'étais à Paris en 1994
(1), tous
mes amis craignaient qu'on m'arrête à nouveau, ou qu'on me tue, et ils
m'ont
demandé d'écrire mon histoire. J'ai écrit un texte qui s'appelle les
Chandelles
blanches, qui est resté inachevé car je devais retourner là-bas. Ce
n'est pas
le moment d'achever ce livre, puisque je suis moi-même le livre
inachevé.
Chez moi, tout est clair, les
démarcations sont nettes.
Roman c'est roman, autobiographie c'est autobiographie, je ne veux pas
mêler
les deux choses. C'est mon caractère. Je suis rigide, un peu trop
sérieuse.
Trop simple pour créer quelque chose de bien sophistiqué et de bien
délicat.
J'aime les frontières. Par exemple, chez les êtres humains, beaucoup de
choses
sont très agréables quand elles restent vagues. Entre l'amitié et
l'amour, ou
dans le sentiment entre un frère et une soeur, on ajoute une sensualité
incestueuse, ça attire les autres, ça bouleverse, ça alimente les rêves
en secret,
cela crée une beauté extraordinaire pour la littérature. Moi je n'aime
pas ça,
ni dans la vie, ni dans la littérature. Je n'aime pas les ambiguïtés.
J'ai reçu
une éducation féodale stricte.
Quelle était votre famille ?
Une famille traditionnelle. Qui
accepte et pratique
strictement les principes de la morale ancienne. Ma grand-mère
paternelle était
une propriétaire terrienne. Côté maternel, on était médecin,
enseignant. Mon
père était un ingénieur de la communication sans fil. Il a fait ses
études à l'école
supérieure technique de France à Hanoi.
Après, il a été ingénieur sur un bateau français civil, jusqu'à la
guerre entre
les deux pays.
Que pensez-vous des débats actuels en France,
sur le passé, sur la
colonisation ?
C'est inutile ! Ce qui est passé est
passé. Mais l'histoire
se forme toujours comme ça ! Les Chinois ont été les envahisseurs
envers les
Vietnamiens, les Français ont été les envahisseurs envers les
Vietnamiens, mais
les Vietnamiens ont été les envahisseurs envers les Cambodgiens, et
envers les
Cham. Nous autres contemporains ne sommes pas responsables de ce qui
s'est
passé avant nous. Pourquoi creuser pour exhumer un cadavre bien enterré
? C'est
beaucoup de temps perdu. Peut-être suis-je trop franche. Mais je ne
suis pas un
homme politique. Ma lutte pour la démocratie est une lutte gratuite,
désintéressée. Il se trouve que je n'ai pas besoin de plaire. Je suis
libre.
Vous servez-vous de vos romans à des
fins politiques ?
Non, jamais. Le roman, c'est pour
moi-même, les textes
politiques sont pour les autres. Là, je m'engage. Mais pas dans un
groupe, ni
dans un parti. Je suis toujours une louve solitaire. Je me sens très
bien avec
moi-même.
Pourquoi vous battre ? Pourquoi ne pas
rester chez vous à
écrire ?
Je ne peux pas continuer à écrire
quand on me demande de
l'aide. Le temps est déchiré, et moi aussi. C'est ma destinée.
Pourquoi «Terre des oublis» est-il un
roman si cru, si
directement sexuel ?
Cela vous étonne parce que je suis une
Asiatique ? C'est mon
caractère. J'ai toujours appelé le chat le chat, la vérité la vérité.
Je ne
suis pas douée pour tourner autour. Je suis totalement libre dans ce
domaine,
je dois faire comme je suis.
N'est-ce pas pour cela que vous êtes
censurée ?
Mais non, Roman sans titre, Myosotis
et ce livre-là ne sont
pas publiés chez moi. Ils le sont seulement en langue étrangère.
J'écris en
vietnamien, puis mes amis allemands, français, portent le manuscrit à
la
frontière, ensuite on m'envoie la traduction de Paris. Depuis ma
libération, on
m'interdit de publier. Les journalistes n'ont pas le droit de citer mon
nom.
S'ils le font, la police intervient.
C'est dur, mais pas pour moi, c'est
mon choix, je reste pour
lutter. Je dois me familiariser avec toute sorte de choses, même la
mort. C'est
normal.
Vous craignez pour votre vie ?
Si je veux cracher sur le pouvoir, je
n'ai pas le droit de
craindre.
D'où vous vient ce courage ?
C'est peut-être que j'ai consommé
toutes mes capacités de
lâcheté dans ma jeunesse. Je crois qu'en chaque être humain coexistent
courage,
lâcheté, intelligence, stupidité, avec des pourcentages différents. Je
ne crois
pas aux hommes totalement lâches, ou totalement héroïques, s'ils se
disent
tels, c'est trop d'orgueil ou de mensonges, ce sont des tricheurs.
Quand j'étais très jeune, j'ai dû me
marier avec un homme
qui m'aimait et que je n'aimais pas. Il a mis son fusil sur mon cou, il
m'a
demandé de l'épouser, sinon il me mettait une balle dans la gorge, il
se
tuerait ensuite. J'avais peur, j'avais 20 ans, c'était un homme fou
amoureux,
mon père était loin. Vous savez bien que dans une famille le père est
toujours
le premier soutien des filles. Mes frères étaient petits, je suis
l'aînée, j'ai
eu peur de mourir, et je ne pouvais pas m'en sortir. J'ai vécu comme
une
esclave, une vie végétale, assez longtemps. Après la naissance de deux
enfants,
j'ai demandé le divorce, mais mon père est intervenu. Il m'a obligée à
rester
avec cet homme, parce que pour une famille féodale, un divorce c'est
salir
l'honneur des siens. J'ai dû rester dans ce carcan jusqu'en 1980. Mon
père
était mon idole, c'était un homme très dévoué, très aimable, c'est
pourquoi je
devais me soumettre. Voilà comment j'ai épuisé ma part de lâcheté.
Vous écrivez sur la guerre, les
combats. Vous les avez vécus
?
Pendant la guerre, je suis une
animatrice, pas un soldat. Je
ne sais
pas
tirer. Mais je dois emmener ma troupe, je dois me familiariser de gré
ou de
force avec les bombardements, les cadavres, l'odeur de pourri, les
chairs
déchirées, ces choses. Si j'avais été soldat, j'aurais su me battre
contre mon
ex-mari, je ne savais pas, c'est pourquoi j'ai dû rester passive pour
survivre
à ses coups de poing. Je suis une rebelle, qui brave tout, même la
mort, devant
le pouvoir, mais je ne me bats pas, jamais, j'ai peur, j'ai honte ; les
petites
vendeuses, les poissonnières, si elles m'insultent je garde le silence,
je
m'éloigne. Devant mon mari, j'étais désarmée, je n'osais pas crier.
(1) En 1994, Jacques Toubon, ministre
de la Culture, décore
Duong Thu Huong. Elle est chevalier des arts et des lettres.