Un entretien
exclusif avec Arundhati Roy
La bombe
indienne
La grande
romancière, qui milite contre l'injustice dans son pays, publie un
recueil
d'essais explosif sur la situation politique internationale. Elle
s'explique
Il se
pourrait bien qu'un jour, fait extraordinaire, les Nobel décernent à
Arundhati
Roy deux de leurs prix les plus prestigieux : celui de la paix et celui
de la
littérature. Bien qu'ayant, dès son premier livre, « le Dieu des Petits
Riens
», insscrit son nom dans le classement très fermé, très envié, des
stars de la
littérature mondiale, décrochant un contrat d'un million de dollars et
le
Booker prize en 1997, l'adorable reine du roman indien (elle fut aussi
classée
par le magazine « People» au nombre des 50 beautés de l'année 1998) a
aussitôt
tourné le dos à la carrière facile, internationale et glamourisée, qui
s'offrait à elle. Cessant d'écrire des romans, elle a choisi de braver
plutôt,
avec un courage que nul ne lui conteste, et au péril de sa vie, le
gouvernement
de son pays pour dénoncer non pas seulement les grandes injustices de
notre
temps, mais surtout l'horreur économique, écologique, sociale et
politique d'un
pays, l'Inde, qui passe pourtant pour l'une des démocraties civilisées
de notre
planète.
D'où vient
ce feu, cette détermination, mariés à la plus grande douceur? Il faut
sans
doute en chercher les origines loin en elle, dans son enfance indienne,
auprès
de son père, un planteur de thé bengali, et de sa mère, Mary Roy, une
directrice d'école du Kerala connue elle aussi pour son activisme. Ce
Kerala
dont Arundhati racontera la poétique beauté dans son premier roman,
très
inspiré de sa propre expérience. Après s'être rêvée architecte, puis
décoratrice
et scénariste de cinéma, elle rejoint le mouveement de protestation
contre la
construction de barrages gigantesques, dans la vallée de la Narmada,
barrages
obligeant des populations entières à quitter un habitat ancestral, au
nom du
prétendu « progrès économique ». C'est alors qu'elle devient cet
écrivain
engagé dont le gouvernement indien a peur.
Dans « la
Démocratie : notes de campagne », elle s'élève contre l'impérialisme
américain,
milite contre « l'occupation» indienne du Cachemire, dont elle réclame
l'indépendance, dénonce la mainmise des grandes multinationales sur les
économies locales. Elle fustige une visite en Inde du président Bush,
et hurle
au génocide quand des musulmans se font massacrer dans le Gujerat.
Contre
toutes les intimidations, elle s'est rendue l'année derrnière, en
février 2010,
dans une zone interdite, où des tribus, au cœur des forêts de
Dandakaranya, dans
l'Etat du Chhattisgarh, ont pris les armes contre les conglomérats
miniers
internationaux qui, main dans la main avec l'Etat indien, ont entrepris
de
dévaster leur territoire. Elle a passé ainsi plusieurs semaines avec
ces
guérilleros maoïstes qui ont fait le serment de renverser l'Etat
indien, au
risque de se faire tuer dans un raid des forces adverses, ou de passer
pour une
maoïste rétrograde, les médias officiels ne se privant pas de
caricaturer l'engagement
de la romancière. Mais peut-on, d'une quelconque manière, stopper
Arundhati?
Rien n'est donc plus urgent, on l'a compris, que de lire, et de faire
lire, ce
manuel d'indignaation dont la première des qualités est de ne pas avoir
été
conçu dans un confortable fauteuil club, mais d'avoir connu, sur le
petit
carnet de notes où la pasionaria inscrit d'ordinaire ses impressions,
la poussière
de la route, les larmes de l'impuissance, un carnet taché, froissé, et
où l'on
dirait que, pour encrier, Arundhati Roy a usé du plus fabuleux des
flacons : sa
rage et son espoir - celui que la vie soit un jour un peu meilleure
pour tous.
Le Nouvel
Observateur. - Qu'en est-il, selon vous, de la politique américaine
depuis les
élections? Obama, c'est mieux que Bush?
Arundhati
Roy. - Le problème n'est plus, je crois, de penser la politique
internationale,
les guerres, les occupations militaires ou le suicide écologique en
termes de
bons ou de méchants. L'ironie tient plutôt à ce que tout
homme, bon
ou méchant, dès lors qu'il deevient, en tant que président américain,
l'homme
le plus puissant de la planète, perd aussitôt tout pouvoir, et devient
l'esclave d'un système dont il est censé pourtant maîtriser le
fonctionnement.
La vraie question n'est-elle pas plutôt : le monde que nous appelons
civilisé
va-t-il nous sauver, ou va-t-il détruire la vie sur Terre et la Terre
elle-même?
N. O. - Vous
n'avez pas été heureuse de la victoire d'Obama?
A. Roy. -
Obama a élargi le périmètre des guerres en Asie. Avec la bénédiction du
gouvernement
pakistanais, il est en train de bombarder le Pakistan. Pendant ce
temps,
l'économie continue de sombrer. Quand il est devenu président, un
journal
satirique à New York a titré en gros : “Un Noir affecté au pire job”.
C'était vrai.
Il a été nommé pour entériner la fin de l'empire américain.
N. O. - Quel
est votre sentiment au sujet des révolutions en Tunisie, en Egypte, en
Libye?
A. Roy. -
Les manifestants ont montré un réel courage. Mais je crois que les
enjeux, aujourd'hui,
sont ailleurs : il s'agit pour les grandes puissances de détourner
l'énergie de
ces révolutions en les utilisant à leurs fins cyniques. Quand on lit
dans la
presse des choses comme: “L'Egypte est libre, les militaires ont pris
le
pouvoir”, on ne peut s'empêcher de sourire! On sait bien que l'armée
égyptienne
et le gouvernement américain marchent main dans la main. Hosni
Mouubarak était,
ce n'est pas un scoop, malade, proche de la fin. La transition aurait
été hasardeuse.
N'a-t-on pas donné un peu d'air au peuple égyptien, opprimé et furieux,
avant
de le ligoter à nouveau? Sans contrôle de l'Egypte, Israël ne peut plus
organiser le siège de Gaza. Les Etats-Unis peuvent-ils accepter cela?
Quand les
grands médias occidentaux célèbrent avec enthousiasme la révolution, ça
m'inquiète toujours. Après tout, les Palestiniens peuvent se révolter,
on peut
tuer au Congo par millions, ça ne souulève pas les mêmes réactions. Au
Cachemire, des centaines de milliers de manifestants ont bravé, dans la
rue,
pendant des années, les forces de sécurité indiennes, qui étaient loin
d'être
pacifiques: leur courage fait-il pourtant la une de la presse
occidentale?
N. O. -
Qu'en est-il de la situation dans la vallée de la Narmada, où vous avez
intensément manifesté contre la construction de gigantesques barrages,
au
détriment des populations locales ?
A. Roy. -
Tous les barrages, dans la vallée, sont en cours de construction. Le
grand mouvement
anti-barrages, qui s'appuyait sur des arguments profonds et justes, se
limite
aujourd'hui aux plaidoiries d'un petit groupe d'avocats qui tentent
d'obtenir
des compensations pour les populations déplacées. C'est une tragédie
monumentale. Il y a des centaines de barrages qui sont en train d'être
construits dans le haut Himalaya. Les conséquences seront
catastrophiques pour
l'environnement. Mais ces zones sont très peu peuplées. Personne ne
proteste.
N. O. - Vous
êtes aussi très sensible à la situation au Cachemire. Vous y étiez
récemment?
A. Roy. -
Oui, je m'y rends souvent. C'est la zone la plus lourdement militarisée
du
monde. Les forces de sécurité indiennes qui stationnent là-bas
s'élèvent à 700.000
soldats. Même au plus fort de la guerre en Irak, les unités américaines
n'ont
jamais dépassé les 200.000 éléments. On ne compte plus, dans cette
vallée, les
camps militaires, les check-points, les chambres de torture et les
cimetières.
68.000 personnes ont été tuées depuis 1990. Habiter là-bas équivaut à
vivre
sans oxygène ni dignité. C'est un enfer absolu. Une immense prison en
plein
air.
N. O. - A
quoi faut-il s'attendre, selon vous, en matière de terrorisme
international?
Croyez-vous à une aggravation de la situation dans l'avenir?
A. Roy. -
Une grande part de la puissance économique des pays riches repose sur
le marché
de l'armement : missiles, avions de guerre, torpilles, hélicoptères,
bombes
nucléaires. En Inde, où 800 milllions de gens vivent avec moins de 20
roupies
par jour (30 centimes), le gouvernement dépense des billions pour
acheter des
armes de ce genre. De même que le Pakistan, dont l'économie est en
lambeaux.
Pourtant, toutes ces armes sont-elles d'une quelconque efficacité face
à la
menace terroriste? Je dirais que plus ces pays amassent d'armes de
guerre, et
versent corrélaativement dans le nationalisme le plus vantard, plus ils
se
rendent vulnérables au terrorisme qui peut les détruire complètement.
Nous
avons bien vu, lors des attaques de 2008 à Bombay, comment une poignée
de
teen-agers suicidaires ont pu mettre à genoux un pays entier pendant
des jours.
Et il ne semble même pas effleurer les dirigeants de nos pays que la
seule
réponse valable au terrorisme est de résoudre les injustices qui
l'engendrent.
N. O. -
Qu'en est-il de l'écriture romanesque? Vous y reviendrez?
A. Roy. -
Oui, cela fait un petit moment que j'ai recommencé à écrire un roman.
Mais
j'avance lentement. Je suis souvent dérangée ...
N. O. - A
quoi ressemble votre vie de tous les jours?
A. Roy. - Ma
vie n'a, Dieu merci, rien d'une vie de tous les jours.
N. O. -
Pouvez-vous me décrire la pièce où vous travaillez?
A. Roy. - Ce
n'est pas toujours la même. Je suis une république en mouvement. Mais
j'écris
souvent dans mon appartement à Delhi. J'adore y travailler. Il m'arrive
d'en
embrasser les murs, pour les remercier de donner refuge à une fille
comme moi.
Pas quelqu'un de facile, comme beaucoup de gens vous le diront.
Propos
recueillis par DIDIER JACOB
La
Démocratie : notes de campagne, par Arundhati Roy, traduit de l'anglais
par
Claude Demanuelli, Gallimard, 350 p., 19,90 euros.
Née le 24
novembre 1961, Arundhati Roy est l'auteur d'un roman, “le Dieu des
Petits Riens”
et de plusieurs essais.
LE NOUVEL
OBSERVATEUR 17·23 MARS 2011