ENTRETIEN
PATRIK OUREDNIK
LE LIVRE: Instant
propice, 1855, Allia, 2006.
L'AUTEUR: Né à Prague
en 1957, Patrik Ourednik est un écrivain et traducteur tchèque, exilé
depuis
1984 en France. Son dernier roman Classé
sans suite, ainsi qu'un recueil de ses poèmes intitulé Le
Silence aussi, sortira en septembre chez Allia.
LITTÉRATURE
« TRADUIRE
EST UN ART DE CONTREBANDIER »
De bons
livres, il y en a à la pelle; les bonnes traductions, elles, sont
rares,
explique l'écrivain Patrik Ourednik, qui a traduit en tchèque Rabelais,
Queneau, Jarry et bien d'autres auteurs réputés intraduisibles. Il nous
parle
ici de cet art complexe, dont on ignore trop souvent qu'il fut une arme
de
subversion contre le totalitarisme communiste.
Note:
Dịch
là cướp. Dịch giả: Tên biệt kích văn
hoá. GNV
Cái tay người Tiệp, Patrik Ourednik, nhà văn nhà dịch thuật, trên, bảnh
hơn Gấu, phán:
Dịch là nghệ thuật Buôn Lậu.
Tác phẩm dịch thuật là võ khí lật đổ VC!
LE LIVRE:
Instant
propice, 1855, Allia, 2006.
L'AUTEUR:
Né à Prague
en 1957, Patrik Ourednik est un écrivain et traducteur tchèque, exilé
depuis
1984 en France. Son dernier roman Classé
sans suite, ainsi qu'un recueil de ses poèmes intitulé Le
Silence aussi, sortira en septembre chez Allia.
LITTÉRATURE
« TRADUIRE
EST UN ART DE CONTREBANDIER »
De bons
livres, il y en a à la pelle; les bonnes traductions, elles, sont
rares,
explique l'écrivain Patrik Ourednik, qui a traduit en tchèque Rabelais,
Queneau, Jarry et bien d'autres auteurs réputés intraduisibles. Il nous
parle
ici de cet art complexe, dont on ignore trop souvent qu'il fut une arme
de
subversion contre le totalitarisme communiste.
Vous êtes écrivain et
traducteur,
mais vous avez commencé par la traducction. Traduire aide-t-il à
écrire?
À vrai dire,
j'écrivais dès mes 15-16 ans, je ne me suis mis à la traduction que
deux ou
trois ans plus tard. Mais ensuite, pendant une assez longue période, je
n'ai
fait que traduire.
Traduire
aide-t-il à écrire? Oui, dans la mesure où on apprend à écrire en
lisant et où
la traduction est avant tout une lecture. Dite approfondie. Il vaut
mieux, pour
traduire correctement un auteur, voir dans son jeu. En définitive,
traduction
et écriture relèvent du même processus, de la volonté de maîtriser la
langue, ou
plus exactement de l'apprivoiser, car cela suppose une réciprocité.
Dans le
meilleur des cas s'installe une forme d'intelligence, de comprééhension
mutuelle: elle finit par se douter de ce que vous attendez d'elle et
elle veut
bien vous fournir ici et là un coup de main; vous aurez compris,
entre-temps,
où finit votre autorité et commence la sienne. J'ajoute que le
traducteur est
un être moins égoïste que l'auteur, moins narcissique et, surtout, plus
pragmatique: pourquoi écrire des livres puisqu'il y en a tellement à
traduire?
De bons livres, il y en a à la pelle; les bonnes traductions sont
rares. Et si
un bon auteur n'écrira jamais que de bons livres, sans plus, un bon
traducteur
peut traduire des œuvres réellement essentielles - c'est-à-dire le un
pour dix
mille de la production littéraire depuis qu'elle existe.
Vous êtes pourtant
vous-même
écrivain!
Je suis un
traducteur qui a mal tourné.
Vous parlez parfaitement
le français,
vous avez même traduit des auteurs tchèques en français. Pourquoi ne
traduisez-vous pas vous-même vos propres livres?
Primo, sans
doute, parce qu'on est bien content quand on termine un livre et qu'on
n'a pas
forcément envie de le recommencer, même dans une autre langue. Deuxio,
vous
dites: vous parlez parfaitement le français; c'est bien gentil à vous,
mais
vous vous trompez. Je suis né dans une famille bilingue: mes parents se
parlaient entre eux en deux langues différentes. Malgré cela, je ne
crois pas
au bilinguisme chez un individu, pas dans le sens propre du mot:
posséder
parfaitement deux langues. Posséder, ce n'est quand même pas rien.
L'acquisition du langage est une affaire sociale, la famille y est pour
très
peu. Comme toute autre acquisition, elle se fait à un certain âge;
ensuite il
est trop tard. Le bilinguisme est un projet théorique; pour qu'il
devienne
réalité, il faudrait rendre possible non seulement la pratique
quotidienne de
deux langues - ce qui est réalisable -, mais également la pratique
quotidienne
de deux contextes culturels, de deux histoires, de deux vécus,
autrement dit la
pratique quotidienne de tous les non-dits de l'une et de l'autre. En
plus d'un
redoublement d'une même situation émotionnelle - précisément celle où
vous êtes
à court de mots mais que vous serez amené, tôt ou tard, à formuler
verbalement.
Mais s'il est possible, peut-être, idéalement, de vivre deux fois et
dans deux
langues différentes l'attente fébrile des cadeaux de Noël, comment
voulez-vous
revivre dans une autre langue le premier amour, le premier conflit
d'adolescent,
la première trahison, la première humiliation, la première haine, la
mort de
votre chien, votre premier cahier d'écolier? C'est à ces occasions-là,
je
crois, que se forment, une fois pour toutes, les strates d'une langue,
d'un
langage.
Cela étant,
rien ne vous empêche - nous en avons quelques exemples illustres -
d'écrire
dans une langue d'adoption, justement parce que vos relations seront
nécessairement différentes, incomplètes.
Cela peut très bien devenir une source d'inspiration, ne serait-ce que
parce
que vous serez plus spontanément sensible aux traavers, aux
incohérences de
votre langue d'adoption que ne le sont les autochtones. Ce n'est sans
doute pas
un hasard si les trois auteurs les plus fameux du théâtre absurde
français
[Ionesco, Beckett et Adamov] étaient des adoptants.
Quant à moi, pour le moment du moins, le tchèque, indépendamment de mes
capacités supposées d'écrire en français, convient mieux à ce que j'ai
envie de
faire.
La traduction française d'Europeana, une brève
histoire du XXe siècle est très peu “ponctuée”. Ce n'était
pas le
cas de votre texte en tchèque. Pourquoi?
L'écriture
de ce texte s'était organisée autour de la question de savoir dans
quelle
mesure la forme peut refléter le contenu - ici, 1'« histoire du XXe
siècle ». J'avais
retenu trois notions, trois mots clés; l'un d'eux était « précipitation
». Le
XXe siècle a été un siècle précipité, le texte devait donc se
précipiter aussi,
sans laisser au lecteur trop de répit. Au cours de la traduction en
français,
l'idée est née d'éliminer les virgules. En tchèque, en effet, les
virgules sont
bien là; mais en tchèque, la virgule est normative, autrement dit on ne
la voit
plus, on ne la lit plus. La virgule française est stylistique; elle est
donc
lue; elle ralentit donc le débit; elle est donc anti-précipitatoire.
Le statut du traducteur
est-elle même
en République tchèque qu'en France?
En
République tchèque le traducteur joue avant tout le rôle d'émissaire
des
cultures étrangères, rôle propre à toutes les nations « à petite langue
» et
qui lui procure un statut social éminent: il est non seulement celui
qui sait
transmettre mais également celui qui sait ce qu'il faut transmettre. En
France,
et plus généralement dans les grands pays, il est perçu davantage comme
1'«
ouvrier du livre » - même si la situation en France a considérablement
évolué
ces vingt dernières années.
De mon
temps, c'est-à-dire du temps du communisme, s'ajoutait à ce premier
rôle un
autre, plus précieux encore, celui du gentleman contrebandier déjouant
les
pièges de la censure en proposant des ouvrages qui peu à peu
contribuaient à
repousser les barrières de l'idéologiquement toléré de quelques
millimètres.
Certains traducteurs jouisssaient d'une autorité morale bien plus
réelle que
celle que revendiquaient, traditionnellement, les écrivains. Du moment
que le
nom du traducteur était garant de probité, on achetait un livre sans se
soucier
de qui l'avait écrit.
Le point commun de
beaucoup des
auteurs que vous avez traduits (Rabelais, Jarry, Vian ... ), c'est leur
rapport
ludique au langage. Le langage est chez eux plutôt libérateur. Dans vos
ouvrages Europeana
et Instant propice, en
revanche, le langage est, à bien des égards, une prison, l'arme
privilégiée des grandes idéologies pour assurer leur emprise sur les
esprits.
Comment expliquez-vous cette contradiction?
Je ne suis
pas sûr qu'on puisse désigner la langue chez Rabelais ou Vian comme a
priori
libératrice. Ludique, oui; libératrice, c'est selon. Prenez la fameuse
rencontre
entre Pantagruel et Panurge, pour ne citer que cet exemple : la langue
est ici,
sinon une prison, du moins un piège. Piège qui peut se révéler mortel,
puisque
Panurge est en train de crever de faim (1).
Disons que
la langue est à la fois l'arme privilégiée de toutes les idéologies et
l'unique
défense contre elles, l'unique abri possible. Échapper à l'emprise du
langage
idéologique
L'argot, en
Tchécoslovaquie, avait
cessé d'exister par décret, le jour de l'avènement du communisme.
ne va pas de
soi: c'est un travail sans fin. Et quand je dis « idéologique », je ne
pense
pas seulement aux régimes totalitaires, loin de là. L'idéologie est
nécessaire
à toute société, la langue de bois en fournit l'ossature, le stéréotype
en est
le ciment; le lieu commun est le seul lieu où les gens puissent se
retrouver en
commun. Vous pouvez alors refuser le discours idéologique - le discours
dominant - de façon radicale, avec toutefois le risque que cela vous
rende
inaudible. Car le stéréotype est sournois : si vous voulez le
combattre, il
faut être plus sournois que lui. Ce qui nous ramène à l'image du
traducteur
contrebandier: à l'instar d'un régime totalitaire, le stéréotype ne
peut être
attaqué frontalement. Il s'agit d'abord d'y introduire des failles,
patiemment,
obstinément. Et puis, un beau jour, il s'écroule; suit alors une brève
période
de liberté, c'est-à-dire d'anarchie - quelques jours? quelques
semaines? -,
puis il est remplacé par un autre; et vous repartez à zéro, si vous en
avez
encore la force, si vous n'êtes pas trop dégoûté. Sisyphe, le dernier
héros
absurde.
Vous avez traduit des
écrivains
français qui se distinguent par leur langage très éloigné du
classicisme
français, de la « langue de Voltaire». Vous êtes aussi l'auteur d'un
ouvrage de
référence sur l'argot tchèque. Pensez-vous que le français souffre
d'avoir été
trop policé?
Langue
polie, mais malade de la moelle contre langue impolie dans toute sa
vigueur?
Une sorte de choc de civilisations langagières? C'est séduisant. Et
c'est quelque
chose qu'un traducteur peut avoir à gérer. Mais je ne crois pas qu'on
puisse
trop polir une langue. Le français s'est voulu une langue de
perfection. Il n'y
est pas arrivé, et pour cause, rien de tel n'existe. Mais il est arrivé
à un
degré étonnant d'abstraction et de conceptualisaation. Au prix du grand
massacre du vocabulaire populaire du début XVIIe siècle, d'une vraie
Saint-Barthélemy lexicale. Une ou deux générations plus tard, Rabelais
était
devenu illisible.
La plupart
des identités linguistiques en Europe se sont forgées plus tardivement,
au XIXe
siècle, selon le modèle allemand, en plein romantisme, où la « richesse
du
vocabulaire » était considérée comme le summum de la puissance d'une
langue -
et plus il était populaire, plus il était glorieux. Les deux modèles
ont leurs
failles, leurs leurres, leurs tics et leurs déficiences. Le français
peut avoir
besoin, de temps à autre, d'être encanaillé; le tchèque, à l'inverse,
mérite de
temps en temps une couche de savoir-vivre. Et alors? À quoi d'autre
serviraient
les écrivains?
Vous êtes né et avez vécu
une grande
partie de votre jeunesse en Tchécoslovaquie communiste, puis vous vous
êtes
exilé en France. Si l'on en croit votre biographie sur Wikiipédia, vous
avez
publié vos premières traductions sous forme de samizdat. Il s'agissait
de
textes de Boris Vian et Raymond Queneau. En quoi traduire Exercice de style était-il un acte subversif?
Voyons! Les
Exercices de style sont la quintessence même de la littérature
bourgeoise. Vaine
expérimentation, formalisme antiprolétarien, en quoi ce livre
augmenterait-il l'enthousiasme
des masses laborieuses et, partant, le rendement de nos exploitations
minières?
L'artificialité décadente d'une bourgeoisie moribonde qui n'avait
toujours pas
compris qu'une nouvelle ère était advenue, qu'une nouvelle humanité
était née.
On n'en
était pas à une absurdité près: mon dictionnaire d'argot que vous
mentionnez
plus haut, a été publié en France; il n'aurait jamais pu voir le jour
en
Tchécosloovaquie. L'argot, sans parler des vulgarismes, avait cessé
d'exister
par décret, le jour de l'avènement du communisme. Plus de classes
sociales,
plus de raison, par consééquent, de se dissimuler ou d'être grossier.
Ce qui nous
ramène une fois de plus aux traducteurs. Le retour - timide et
progressif - des
vulgarismes dans la littérature s'est fait par le biais des
traductions. Plus
précisément des traductions d'œuvres occidentales que l'on publiait
dans la
mesure où elles étaient « critiques » envers la société - occidentale,
elle
aussi. Un ouvrier américain ou français, étant exploité par le pouvoir
capitaliste, pouvait, lui, dire « bordel de putain de merde » car son
travail
ne lui procurait aucune satisfaction. Un intellectuel américain ou
français,
désabusé par la vacuité de la pensée occidentale, pouvait, lui, tenter
d'échapper à la réalité avilissante en baisant à tour de bite. Etc.
Rien de
semblable n'était possible chez l'ouvrier et l'intellectuel tchèques,
travaillant dans la joie et s'épanouissant en pensées dialectiques. +
Propos
receuillis par Baptiste Touverey
Books, Mars,
2011