*


    

*

Người Quan Sát Mới, Le Nouvel Observateur, 25 & 31 Aout 2011


lQ84, par Haruld Murakami, livres 1 et 2, traduits du japonais par Hélène Morita, Belfond, 532 p., et 566 p., 23 euros chacun (le livre 3 paraîtra en mars 2012)

 
C'est d'abord l'histoire d'un succès sans précédent. Epuisé le jour même de sa sortie au Japon, en 2009, la trilogie romanesque de Haruki Murakami passait au bout d'un mois seulement, la barre des 2 millions d'exemplaires - les libraires calculant même que l'énigmatique « 1Q84 » s'écoulait six fois plus vite que, naguère, les aventures du jeune Harry Porter. Et Muraakami de voir, dans la foulée, ses romans précédents retrouver une place sur les listes des meilleures ventes (en tout, pas moins de 10 millions d'exemplaires furent imprimés en poche). Effets colllatéraux: « 1984 », le livre d'Orwell auquel Murakami fait référence, était réédité avec succès, tandis que Tchekhov (un auteur maintes fois cité dans« 1Q84 » comme dans “Kafka sur le rivage”, un de ses romans precedents) se lisait à nouveau dans les métros bondés. Quant à la « Sinfonietta » de Janacek, qui est en quelque sorte la BO du livre (le morceau passé à la radio dès la première phrase), on entendrait désormais ses coups de cymbale dans tous les restaurants branchés, sonnant sur les portables.

Sans doute la personnalité ultracharismatique de l'écrivain, lequel s'exprime très rarement dans la presse, a-t-elle amplifié le raz-de-marée annoncé. Mais si le roman de Murakami, dont les deux premiers tomes paraissent aujourd'hui en France, a exercé au Japon une telle fascination, c'est aussi que « 1Q84» plonge au cœur des angoisses contemporaines tout comme Orwell, dans « 1984 », décrivait les affres du monde moderne à venir.

Science-fiction? Chez Orwell, le romanesque anticipait l'avenir. Chez Murakami, il s'évade plutôt vers un territoire autre, monde second auquel l'héroïne accède, au début du livre, par une sortie de secours menant à un escalier dérobé, sortie qu'elle emprunte innocemment, sur les conseils d'un chauffeur de taxi mystérieux, alors qu'elle est bloquée dans un embouteillage inextricable.

Aomamé (la fille en question) est une tueuse professionnelle, qui aime les hommes s'ils ressemblent, côté calvitie, à Sean Connery, et exécute froidement, au moyen d'une très fine aiguille qu'elle enfonce dans la nuque de ses victimes, les auteurs de violence conjugale. Elle agit pour le compte d'une vieille dame très digne qui consacre sa fortune à neutraliser ce genre d'individus. Aomamé doit justement régler son compte au pire d'entre eux, le Maître d'une secte qui abuse d'enfants, dont certains, recueillis par la vieille dame, se sont avérés terrorisés par de mystérieux « little people». De son côté, Tengo, un jeune romancier qui gagne sa vie en enseignant les maths, se voit confier par un éditeur peu scrupuleux le manuscrit de Fukaéri, une jolie adolescente de 17 ans surgie de nulle part, afin qu'il le récrive pour qu'il puisse concourir à un prix du jeune écrivain. « La Chrysalide de l'air» remporte en effet un succès considérable, mais Fukaéri n'a-t-elle pas prévenu que les créatures étranges qu'elle y décrit risquaient de voir d'un mauvais œil cette publicité faite autour d'eux, et ne manqueraient pas de se venger de Tengo et de son éditeur ?

Alors, 1984 ? Ou 1Q84 ? Le Q de la question (en japonais, la lettre « q » se prononce comme le chiffre « 9 »). Existe-t-il d'autres univers que le nôtre? Et quel passage Tengo et Aomamé vont-ils devoir emprunter pour finalement se retrouver? Fabuleusement astucieux, fascinant à tous égards, le livre laisse planer le doute sur des vérités qui, sous le rapport de l'unicité de l'espace et du temps, étaient jusqu'alors données comme acquises. Il tire surtout sa force de ce que les deux mondes qu'il décrit se ressemblent trait pour trait, sauf pour les deux lunes qui brillent comme un point d'interrogation sur la réalité de substitution. Pas de petits hommes verts ni de soucoupes volantes chez Murakami - au fait, si ces « little people» mystérieux qui terrifient ceux qui les ont vus à l'œuvre, créatures maléfiques qui semblent détenir le pouvoir sur les trois grands états de l'être qu'explore sans relâche cet immense romancier: la vie, la mort et le sommeil.

Le Nouvel Observateur

George Orwell, auquel vous faites référence, a écrit une satire sombre du totalitarisme. Bien que votre œuvre ne soit pas si sombre, la décririez-vous comme « orwellienne » ?

Haruki Murakami

George Orwell a écrit “1984” en 1949-l’année où, par le plus grand des hasards, je suis né. Pour lui, à l'époque, 1984  représentait un futur encore inconnu. Ce livre est devenu par la suite un roman d'anticipation. En mettant en scène le monde du futur, Orwell a pu faire de l'époque contemporaine, de notre époque, une fable. De mon côté, j'ai dépeint dans “1Q84” une année 1984 que j'observe depuis notre XXIe siècle. C'est donc un roman de rétrospection. En reconstruisant cette époque qui a réellement existé je transforme à mon tour - ou du moins, j'essaie -le présent en fable.

Pourquoi avoir choisi d'opérer ainsi? Premièrement parce que le roman d'anticipation, en acquérant le statut de genre littéraire à part entière, s'est banalisé. Ensuite, parce que c'est un genre qui, de manière inhérente, ne renvoie plus que des images pessimistes. Tentez de décrire un avenir proche: vous ne pourrez l'empêcher de revêtir dès le début un aspect de fable sombre. Alors que, quand il s'agit de dépeindre le passé proche, nous sommes libres de laisser s'y dérouler toutes les fables.

Pourquoi fallait-il que je réinvente l'année 1984, de mon point de vue d'homme du XXIe siècle? Parce que nous n'avions pas encore, en 1984, été confrontés à certains événements cauchemardesques - nous n'aurions même pas pu imaginer vivre de telles choses. Ces événements sont pour moi, d'une part, l'attentat au gaz sarin du métro de Tokyo en 1995 et, d'autre part, les attentats du l1 Septembre. Aujourd'hui, on peut encore ajouter à cette liste le grand tremblement de terre et le grand tsunami du Tohoku, et la catastrophe nucléaire qui en est résultée.

 

Dans« 1Q84 », il est question de sexe dans ses aspects les plus crus, tout comme il est question de meurtres et de viols d'enfants. N'êtes-vous pas désespéré par la façon dont le monde évolue?

Lorsque j'écris un roman, je descends toujours dans les recoins les plus sombres de mon être, puis j'observe les paysages qui s'y trouvent et je les décris. En fait, il ne s'agit pas de construire une intrigue dans ma tête, mais bien de trouver un récit qui existe déjà en moi, de le recueillir et de le coucher par écrit. Aussi serait-il peut-être juste de dire que je ne possède quasiment aucune liberté de choix quant à ce que je choisis de raconter. Comme si tout était déjà là, au fond de moi. Ce peut être aussi les films que j'ai vus, la musique que j'ai écoutée, les livres que j'ai lus. Les gens nque j'ai rencontrés ont aussi leur importance, de même que les paysages, ou l'air que j'ai respiré. Sans parler des souvenirs douloureux de mes expériences passées, ou les choses agréables ... Tous ces éléments très personnels se glissent d'eux-mêmes dans les récits que j'écris. Mais à force d'être longtemps restés plongés dans l'obscurité, ces éléments, en dépit de leur caractère lumineux, s'assombrissent, jusqu'à parfois devenir te cauchemardesques. Comme dans ces passages nourris de sévices ou d'ultraviolence, où le sexe revêt une je forme déviante.

Ce qui est étrange, c'est que je ne suis pas pessimiste. Plutôt le contraire. Ce que je souhaite montrer dans mes récits, c'est que, pour espérer, il faut traverser un long cauchemar. Pour chercher la lumière, on doit être entouré de profondes ténèbres. Pour connaître la paix, il faut passer par une violence qui nous échappe. S'il y a des gens qui apprécient ce que j'écris, c'est peut-être parce qu'ils perçoivent au fond de mon cœur la conviction que l'on peut toujours déceler un petit signe de lumière, même dans la nuit la plus noire.

Comment avez-vous réagi face à la catastrophe nucléaire de Fukushima?

Mon avis sur la question est très clair: l'énergie nucléaire est à de nombreux égards nocive pour le genre humain. Elle nous blesse dans notre chair, elle nous blesse dans notre dignité. Dire que l'énergie nucléaire est un bienfait, c'est comme affirmer que la bombe nucléaire remplit à merveille son rôle de garant de la paix mondiale: cela relève d'une logique de dupe. Il faudrait enfouir le nucléaire profondément sous terre, et ne plus jamais le faire remonter à la surface. A mon sens, cet accident nucléaire a secoué les bases de l'Etat japonais. C'est un tournant historique d'envergure.

Qu'est-ce qui vous a décidé à écrire un roman en trois volumes, presque comme une série télé avec une saison 1, une saison 2, etc. ?

J'ai écrit les livres 1 et 2 en ayant en tête les cycles 1 et 2 du « Clavier bien tempéré» de Bach. J'ai construit chacun des douze chapitres en mode mineur et majeur. A ce moment-là je n'avais pas encore prévu d'écrire le livre 3. Mais je n'ai pu résister à l'envie d'imaginer la suite. Le côté série télévisée ne m'est pas particulièrement venu à l'esprit. J'ai été fan de la série « Lost » (et à ce propos, la maison que j'ai habitée à Honolulu a servi de lieu de tournage, dans la saison 1).

Vous vous attendiez à l'immense succès du livre ?

Je n'avais jamais songé à devenir un jour ne serait-ce que romancier à plein temps. Le fait est qu'à 29 ans j'ai écrit par hasard un roman, et qu'il a été publié, et a reçu l'attention du public: je suis devenu romancier presque à mon insu. J'étais encore plus loin d'imaginer que mes romans seraient traduits en plusieurs langues et deviendraient des best-sellers à travers le monde. Encore maintenant, en toute honnêteté, cela me laisse perplexe. La seule chose que je peux dire, c'est que j'aime par-dessus tout écrire des romans. Mais le succès n'est pas, pour moi, une finalité.

Pourriez-vous décrire l'endroit où vous travaillez?

La musique est très présente quand j'écris. J'ai autour de moi 10 000 vinyles environ. La majeure partie sont des disques de jazz et, pour le reste, de la musique classique. Les CD ne m'intéressent pas vraiment. Les enceintes sont d'immenses modèles JBL très anciens (cela fait trente-cinq ans que je n'utilise qu'elles). Le matin, je me lève à 4 heures, puis je m'installe à mon ordinateur tout en écoutant de la musique à faible volume. Sur les murs se trouvent des peintures à l'huile représentant Clifford Brown et Lester Young, ainsi qu'un vieux poster de Glenn Gould. Je bois beaucoup de café noir. Je ne travaille que le matin. Et puis peut-être aussi un peu l'aprèssmidi. Je ne travaille jamais à la nuit tombée.

PROPOS RECUEILUS PAR DIDIER JACOB

(traduit du japonais par Jean-Baptiste Flamin et Diane Durocher)

Lire l'entretien intégral et un extrait du livre dans le blog de Didier Jacob,

« Rebuts de presse »