«An
Interview with Primo Levi
», Partisan Review, vol. LIV, 3, 1987.
Un
entretien avec Primo Levi
par Risa Sodi
Un récent livre de l'historien H. Stuart
Hughes trace
le portrait de six écrivains juifs italiens, au nombre desquels vous
figurez
(1). Cette définition d'« écrivain juif» ne vous semble-t-elle pas un
peu
forcée?
Si. En
Italie, il serait
impossible de coller une étiquette telle que « écrivain juif» ou
«écrivain non
juif ». Dans mon cas, ce sont les Américains qui l'ont employée pour la
première
fois, pas les Italien. En Italie, on me connaît comme un écrivain qui,
incidemment,
est également juif. Aux États-Unis, c'est différent. La dernière fois
que je me
suis rendu en Amérique, en 1985, j'ai eu l'impression qu'on m'avait de
nouveau
épinglé l'étoile de David sur la poitrine! Mais je m'en moque. En ce
qui me
concerne, il est assez facile de me définir comme juif, puisque la
plupart de
mes œuvres ont, d'une manière ou d'une autre, un rapport avec le
judaïsme et
puisque, en tant que Juif, j'ai été amené à vivre l'expérience
d'Auschwitz. En
revanche, pour des auteurs comme Moravia,
Svevo ou Ginzburg, il est extrêmement difficile de parler d'écrivains
juifs. Si
Natalia Ginzburg n'était pas juive, cela ne changerait presque rien à
ses
livres, Pour Bassani (2), toutefois, les choses sont un peu
différentes. Je me
souviens d'ailleurs que Hughes le définit comme «le seul vrai Juif» ou
« le
premier vrai Juif », je ne me rappelle plus précisément l'expression
qu'il
emploie. En ce qui me concerne, mes œuvres de science-fiction n'ont
presque
rien à voir avec le judaïsme, et La Clé à
molette n'est pas non plus un «livre juif ». Quoi qu'il en soit,
j'accepte
de bon gré la définition d'« écrivain juif ».
Au début des
Naufragés et les rescapés, vous citez ces
vers du Dit du vieux marin (3):
Since
then, at an uncertain
hour,
that
agony returns :
And
till my ghastly tale is
told
This
heart within me burns.
v.582-585
Après avoir lu votre livre, je me suis
demandé s'il était
possible de s'arrêter de “raconter”.
On peut
lire la réponse dans
ce même livre. Certains de mes amis, des amis très chers, ne parlent
jamais
d'Auschwitz. D'autres personnes, au contraire, en parlent sans cesse,
et je
suis l'une d'elles. J'ai un peu exagéré en citant Coleridge. Mon cœur
ne brûle
pas en permanence. Bien des années ont passé et, surtout, j'ai écrit
bien des
livres sur le sujet, j'ai donné bien des conférences dans les écoles ou
en
d'autres occasions, et j'ai discuté avec un nombre incalculable de
personnes.
Tout cela a dressé une sorte de cloison de barrière; on peut donc dire
que j'ai
été un peu rhétorique en citant Coleridge.
Mais ce sont de très beaux vers!
Je le sais. J'ai été
très frappé la première fois
que je les ai lus. J'ai surtout été frappé par ce fait : si vous vous
rappelez
la scène, le vieux marin arrête les invités du mariage, qui ne font pas
attention
à lui - eux, ils pensent au mariage -, et les oblige à écouter son
récit. Eh
bien, après mon retour de camp de concentration, je me comportais
exactement
comme ça. J'éprouvais un besoin irrépressible de raconter mon histoire
à
n'importe qui! Je venais juste d'être engagé comme chimiste dans une
petite
usine de peinture, près de Turin, et les employés de cette entreprise
me
tenaient pour une sorte de doux dingue parce que je faisais toujours la
même
chose: la moindre occasion était bonne pour raconter mon histoire à
chacun, du
directeur de l'usine à l'ouvrier, même s'ils avaient autre chose à
faire.
J'étais vraiment comme le vieux marin. Puis j'ai commencé à écrire à la
machine, la nuit (j'habitais à l'usine). J'écrivais toutes les nuits,
et cela
leur paraissait plus fou encore!
Et quelle était leur réaction quand ils
entendaient
votre récit?
Elle
était ... correcte. Je
ne sais
pas. On
m'écoutait, certains, même, avec un grand intérêt.
Vous avez raconté votre histoire
involontairement ou
bien avec l'idée précise qu'il vous fallait la raconter?
J'avais
vraiment besoin de la
raconter. Mais si vous me demandez pourquoi je ressentais ce besoin, il
me sera
très difficile de répondre. J'éprouvais cette sensation que, je crois,
doivent
connaître les catholiques quand ils vont à confesse: la confession est
un grand
soulagement. En d'autres termes, j'éprouvais la même sensation que lors
d'une
psychothérapie, quand on peut se libérer de son histoire en la
racontant. Mais
il n'y a pas que cela. Un de mes amis, une personne très intelligente,
m'a dit
une fois: «Tu as vécu cette période de ta vie en Technicolor, alors que
le
reste de ta vie est en noir et blanc.» Et c'est très proche de la
vérité. Par
exemple, il est vrai que les souvenirs de ma captivité sont beaucoup
plus vifs
et précis que ceux de tout ce qui m'est arrivé avant et après (je l'ai
écrit
dans Les Naufragés et les rescapés).
Je me souviens, par exemple, que parfois, et récemment encore, je suis
tombé
sur de vieux compagnons de captivité et, bien que je ne les aie pas vus
depuis
quarante ans, je les ai reconnus immédiatement. Cela m'est arrivé en
Israël. Je
savais, en y allant, que l'un de mes anciens compagnons de camp de
concentration m'attendrait à l'hôtel. Malgré la confusion qui régnait
dans le
hall où les gens allaient et venaient, je l'ai tout de suite repéré.
Cela s'est
aussi produit récemment en Angleterre. J'étais là-bas à l'occasion de
la publication
de Si c'est un homme. Quelque temps
plus tôt, j'avais reçu, de Bristol, une lettre que m'avait envoyée une
famille
qui avait lu, dans Le Système périodique,
la brève histoire d'un
certain Goldbaum. Ils me demandaient si la personne dont je parlais
dans le livre
pouvait être un de leurs parents. Je leur ai répondu que, s'ils
voulaient me
voir, je venais bientôt en Angleeterre. Nous nous sommes donc
rencontrés. Ils
avaient apporté une photographie de ce Goldbaum, qui avait bien su^r
été prise
avant qu'il soit capturé, en 1940. Mais je l'ai reconnu tout de suite.
Ce fut
un choc de voir cette photographie, comme un coup de poing dans
l'estomac.
Par une ironie du sort, les moments les plus
douloureux de votre vie sont aussi les plus intenses.
Il n'y
a là aucune
contradiction. Cette période a été la plus douloureuse de ma vie, mais
aussi -
même si cela peut paraître cynique - la plus intéressante. Ce fut
également une
aventure. Je ne suis pas le seul à le dire. J'ai de nombreux amis en
Italie,
juifs ou non juifs, déportés juifs et déportés non juifs. Une amie non
juive a
été déportée comme partisane alors qu'elle n'avait que dix-sept ans.
Elle a
vécu sa captivité à Ravensbrück plus ou moins comme j'ai vécu la mienne
à Auschwitz. Comme moi, elle mène
aujourd'hui une vie
parfaitement normale. Mais, elle aussi, elle est dotée d'une sorte de
mémoire
sélective, précisément parce qu'elle s'est formée à Ravensbrück. À
dix-sept
ans, quand elle a franchi pour la première fois les grilles du camp de
concentration, elle n'était qu'une jeune institutrice de la campagne. À
Ravensbrück, elle a appris le français et l'allemand; elle a appris à
vivre en
collectivité; elle a tout appris dans ce camp. Elle dit souvent: «
Ravensbrück
a été mon université” (4)
Vous dites quelque chose de semblable.
Oui, je
me suis formé à Auschwitz. J'ignore
s'il s'agit d'un mérite, d'une chance
ou de quelque chose d'autre, mais, au cours de cette expérience, j'ai
accumulé
une énorme quantité d'observations, de notions, de réflexions que je
n'ai pas
encore complètement fini de trier.
Avant même d'aller à Auschwitz, vous étiez
quelqu'un
de très réfléchi?
Oui, à
ma façon, j'étais déjà
quelqu'un de résolument réfléchi. J'étais chimiste. Un chimiste doit
être posé,
sinon, c'est un mauvais chimiste.
J'ai également l'impression que vous
nourrissez une
certaine hostilité à l'égard de la psychanalyse.
Oui,
c'est vrai! Une amie,
qui a été arrêtée en même temps que moi, exerce aujourd'hui la
psychanalyse à Milan.
Elle m'a envoyé
une très belle lettre où elle me dit qu'elle aime mon livre, bien que
sa
conscience professionnelle le désapprouve. Je dois reconnaître que je
ne pense
pas beaucoup de bien du premier livre de Bruno Bettelheim. Il me semble
que son
interprétation de la captivité comme une régression n'a pas une portée
générale. Elle est peut- être valable pour certaines personnes, mais
pour
d'autres, comme moi, par exemple, ce fut exactement le contraire.
Ainsi, il me
paraît erroné de considérer cette théorie comme une règle univerrselle.
Toutefois,
pour parler d'une manière plus générale, j'ai lu les livres de Freud et
je les
ai beaucoup aimés. C'est un grand écrivain, doublé d'un grand poète. Un
homme
d'une finesse extraordinaire. Cependant, la psychanalyse contemporaine
me
laisse indifférent. Elle est schématique. Mais, attention: je ne suis
pas un
psychotique et je n'ai donc jamais eu d'expérience directe!
Dans
Les
Naufragés et les rescapés, vous citez le
film de Liliana Cavani, Portier
de nuit.
Oui,
vous l'avez vu?
Oui, mais j'ai dû sortir avant la fin de la
projection.
Vraiment?
J'ai ressenti cela comme un
affront. Ma colère m'a empêché de rester jusqu'au bout.
Oui,
mais, malheureusement,
ce n'est pas un mauvais film. Il est fort bien
réalisé. En outre,
Cavani n'est pas stupide. Je la connais personnellement.
Vous avez affirmé que Portier de nuit
est « beau et faux ».
Oui, il
est beau d'un point
de vue technique. Et il est interprété par de bons acteurs. Mais il est
aussi
profondément faux.
Pourquoi le trouvez-vous faux ?
En
premier lieu parce que la
relation entre la jeune fille et l'officier SS est fausse. Non pas que
ces
choses n'aient pas pu se produire. Il est possible qu'elles se soient
produites, mais elles furent extrêmement marginales. Les SS n'avaient
rien à
voir avec les Lager. Vraiment, cette avalanche de films qu'on a tournés
...
Liliana Cavani possède une certaine dignité artistique, mais combien
n'ont
produit que des ordures? À les en croire, les camps de concentration
n'étaient
qu'une sorte de salle de gymnastique sexuelle où la prostitution était
la règle.
Je peux vous garantir que la prostitution existait vraiment. A un
moment donné
(c'était, je crois, en 1942), Himmler décida que chaque camp devrait
être doté d'un bordel. Il décréta cela pour deux raisons: tout d'abord,
c'était
un moraliste, il savait que l'homosexualité était répandue dans les
camps, il
dit donc: «Fournissons des femmes aux prisonniers, comme ça, ils iront
avec
elles plutôt qu'avec d'autres hommes.» De toute façon, en faisant cela,
il ne
pensait sûrement pas aux Juifs (qui n'avaient de toute façon pas besoin
de
femmes). Non, il pensait aux prisonniers politiques et aux criminels
allemands.
Disons qu'il considérait logique de leur laisser ce défoulement animal.
Longtemps après, j'ai appris qu'on avait également installé un bordel
dans mon
camp, mais il n'« employait» que des femmes qui n'étaient pas juives.
Bref,
l'accumulation de
mensonges autour de ce sujet absurde atteint une hauteur
impressionnante. Pour
commencer, les prostituées gagnaient bien leur vie, et, d'autre part,
c'étaient
toutes des professionnelles. La plupart d'entre elles étaient des
prostituées
arrêtées pour racolage qui exerçaient à présent leurs talents à
l'intérieur
des camps ...
tout le monde les enviait, d'ailleurs. J'ai connu une jeune fille juive
qui
avait réussi à se faire passer pour aryenne afin de pouvoir travailler
comme
prostituée. De la sorte, elle parvenait à manger un peu plus (elles
étaient
payées en nature) et les clients, qui, comme je l'ai dit, étaient bien
nourris
- parce que c'étaient des prisonniers politiques ou des criminels de
droit
commun -, les payaient avec du beurre, de l'huile, du pain, des gâteaux
et même
des bas. Il y avait une autre raison d'encourager la prostitution: on
s'en
doute, dans de telles circonstances, les prostituées et leurs clients
nouaient
de solides liens émotifs. Les clients, en particulier, se sentaient
profondément liés à ces femmes. Ils leur confiaient leurs secrets; or,
beaucoup
de ces prosstituées étaient des agents de la Gestapo.
Les
raisons de la
prostitution dans les camps de concentration furent très complexes. Le
cliché
de la femme innocente contrainte d'être une Soldatenhure (une
«putain à soldats »), condamnée à se prostituer
contre sa volonté, est
absolument faux. Il en alla tout autrement. Je me rappelle nettement,
même
après toutes ces années, les SS qui, les dimanches après-midi, se
promenaient
dans le camp bras dessus bras dessous avec les prostituées. Elles
n'étaient pas
seulement leurs amies, elles étaient également souvent leurs collègues.
Vos remarques me rappellent ce passage
d'ltalo Svevo
que vous citez dans votre livre: « Quand on meurt on a bien autre chose
à faire
que penser à la mort. Tout son organisme s'employait à respirer (5) »
Non,
pour les prisonniers ordinaires,
tels que moi, le sexe ne représentait pas un problème. Nous l'avions
complètement oublié, même dans nos rêves.
Que pensez-vous des théories qui définissent
les Juifs
comme une entité raciale ?
La
question de la race n'est
qu'une absurdité, une chimère. Des généticiens sont en train d'explorer
sérieusement ce sujet. Tenez, hier, à Turin,
il y avait justement une conférence sur la génétique des groupes
sanguins. Il
semble qu'on ait mis au point une techniique d'analyse du sang qui
apporte un
peu de lumière dans la subdivision des espèces humaines, et les
résultats
prouvent que les Juifs n'appartiennent à aucune subdivision. Ils
forment une
entité reliigieuse et/ou culturelle. Certainement pas raciale. Du point
de vue
«racial », les Juifs yéménites n'ont rien de commun avec les Juifs
russes, dont
la moitié sont des convertis d'origine ukrainienne.
Les anthropologues affirment que, d'un point
de vue
génétique, les Juifs yéménites sont plus proches des autres Yéménites
que des
Juifs des autres pays.
Mais
bien su^r. L'histoire
des Juifs est si compliquée! Combien de Juifs se sont convertis au
catholicisme? Et combien de non-Juifs se sont convertis au judaïsme?
Sans
parler des Khazars (6), on connait l'histoire de ce duché français dont
le duc
se convertit au judaïsme aux environs de l'an mil, me semble-t-il, et
que tous
ses sujets imitèrent. Et ce ne sont pas les deux seuls cas de
l'histoire.
Durant tout le Moyen Âge, dans de nombreuses régions du bassin
méditerranéen,
les Juifs avaient un certain prestige et attiraient des conversions.
Quoi qu'il en soit, considérez-vous que vous
appartenez à la race juive ou à la culture juive ?
Je ne
me suis jamais
préoccupé de questions relatives à l'apparrtenance raciale.
Sur quoi fondez-vous, dans ce cas, ce qui
vous fait
vous «sentir juif» ?
Il
s'agit d'un fait culturel.
Je ne peux pas dire que le judaïsme ait été mon étoile polaire. Je
suis, aussi,
chimiste et écrivain: les choses qui m'intéressent sont très
nombreuses, et le
judaïsme n'est que l'une d'elles. Je me suis d'ailleurs un peu laissé
guider,
«canaliser », pour ainsi dire, par mes œuvres. On a lu Si
c'est un homme comme un livre écrit par un auteur juif - cela
s'est produit, en particulier, à l'étranger, davantage qu'en Italie -
et, à force
de m'entendre définir comme un écrivain juif, j'ai fini par en devenir
un! J'ai
raconté comment j'en étais venu à me demannder s'il y avait des goys aux États-Unis. Je n'en ai pas
rencontré un seul! À la fm, c'était comique. Mon éditeur est juif, ses
collaborateurs aussi. Il ne m'a présenté qu'à d'illustres Juifs
américains.
J'ai prononcé des conférences devant des publics composés exclusivement
de
Juifs. Et cela ne s'est pas produit seulement à New York, mais partout où je suis
allé. Ma
femme et moi commencions à nous demander où étaient passés les autres.
Peut-être ne vous a-t-on invité à parler que
devant
des groupes de Juifs parce que, en dehors de la communauté juive, les
gens ne
sont pas très intéressés par le souvenir de la Shoah .
Peut-être.
L'intérêt entraîne
les sentiments de culpabilité.
J'ai été frappée par les lettres que les
lecteurs
allemands de Si c'est un homme vous ont écrites après que le livre a été
publié en allemand. La plupart mentionnaient l'épisode du garde
allemand qui
s'est essuyé la main sur votre chemise. Pourquoi, d'après vous, cet
épisode
a-t-il autant marqué les lecteurs allemands?
Ce fut
un geste
particulièrement symbolique, et c'est pourquoi il a frappé tant de
gens, moi le
premier. Ce n'était pas un geste douloureux: un coup au visage m'aurait
fait
beaucoup plus mal. Le fait est qu'il s'est servi de moi comme d'un
vieux
chiffon. Par la suite, et aujourd'hui encore, j'ai ressenti ce geste
comme la
plus grave injure que j'aie jamais reçue.
Quel poids ces insultes eurent-elles sur
votre
dignité?
Eh
bien, au début, elles avaient
un certain poids, parce que le pire était encore à venir. C'était une
sorte de
prologue. Ensuite, évidemment, nous nous sommes habitués. C'est devenu
la
routine.
S'« habituer»: cela signifie quoi, d'un point
de vue
moral et spirituel?
En
clair, cela signifie
perdre son humanité. La seule manière de survivre, c'est de
s'accoutumer à la
vie dans le camp, mais cela vous prive aussi d'une part de votre
humanité. Cela
touche aussi bien les prisonniers que les gardiens. Aucun groupe
n'était plus
humain que les autres. En dehors de quelques rares et précieuses
exceptions,
l'inhumanité du système nazi contaminait même les prisonniers.
Comment recouvre-t-on son humanité?
Vous
souvenez-vous des
dernières pages de Si c'est un homme?
Je raconte les circonstances dans lesquelles j'ai retrouvé un sentiment
d'humanité quand un compagnon de captivité et moi avons été capables de
venir
en aide aux malades et aux mourants, alors même que nous étions malades
nous
aussi. Je n'ai cessé d'entretenir un solide rapport d'amitié avec
Charles, un
Français qui m'a aidé; nous nous écrivons toujours. Je suis allé le
voir deux
fois, quoiqu'il habite en France
dans une région difficile d'accès, à l'écart. Si notre amitié a
survécu, c'est
parce que nous avons eu, l'un comme l'autre, l'impression de vivre une
aventure
importante: nous avons essayé de sauver des vies humaines. Notre
captivité
venait de s'achever (mais nous étions encore à Auschwitz).
Nous étions malades à en mourir, mais nous avons éussi à aménager un
four, à
faire la cuisine pour dix personnes, et avons essayé de les aider à
survivre
juste un peu plus longtemps. Nous avons vraiment eu l'impression que
nous
recouvrions notre dignité en aidant les autres. Et les autres l'ont
senti
aussi. Ces pauvres malades, dont certains étaient à deux doigts de la
mort,
nous donnaient les tranches de pain qu'ils ne pouvaient pas manger. Ça
aussi,
c'était un geste humain, différent de ce qui s'était passé auparavant.
Vous avez toujours été certain d'en
réchapper?
Eh
bien, non. Non, c'était
variable. Cela changeait d'un jour à l'autre. En général, non; je ne
pensais
pas en réchapper. Nous vivions tous dans un état de grande instabilité
mentale.
Il suffisait d'une nouvelle, d'une fausse rumeur. Quelqu'un disait: «
Les
Anglais ont débarqué en Grèce », et ce n'était pas vrai, ou bien: « Les
partisans polonais sont derrière les barbelés! » et ce n'était pas vrai
non
plus. Il suffisait de quelque chose comme ça pour déclencher une vague
d'optimisme ... puis tout retombait.
Il y a un passage de votre livre que je
trouve très
dérangeant, celui sur le concept de violence utile ou inutile.
Existe-t-il
vraiment une violence utile?
Je sais que c'est
un raisonnement difficile à
expliquer. À Auschwitz, j'ai eu l'impression qu'il y avait deux niveaux
de
cruauté différents. Par exemple, dans Les
Naufragés et les rescapés, j'ai écrit que le crime de Raskolnikov,
quand il
tue la vieille usurière pour ne pas avoir à payer sa dette, n'est pas
un crime
inutile. Il n'a pas l'intention de faire souffrir la vieille femme, ni
de lui
donner la mort; il veut de l'argent, et le crime est son moyen de se le
procurer. En Italie, Aldo Moro (7) a été tué de la même manière. Les
Brigades
rouges ne voulaient pas tuer quelqu'un, elles ne voulaient faire
souffrir
personne, ni lui ni sa famille: elles avaient un plan politique. Au
contraire,
souvent, les actes des nazis ne trahissent que le désir d'infliger la
soufffrance pour la souffrance - rien de plus. J'ai cité l'exemple,
l'exemple
éclatant, de ces nonagénaires de la maison de repos juive de Venise
qu'on a
fait monter dans les trains et emmenés dans les camps. N'aurait-il pas
été plus
logique de les tuer sur place? Je ne sais
pas si mon interprétation de cet épisode est juste, mais je vois en
cela un
plan pour infliger à ces personnes le maximum de souffrance possible -
ou bien
c'est de la pure stupidité. Quand un ordre décrétait alle,
« tout le monde », alors tout le monde devait être déporté.
Les nazis ont pris ces ordres au pied de la lettre et ont déporté tout
le
monde. Oui, c'est une caractéristique des Allemands de prendre les
ordres au
pied de la lettre, mais, je l'ai dit, les Allemands n'étaient pas faits
d'une
étoffe différente de la nôtre. Il ne leur serait rien arrivé s'ils
avaient tué
sur place ces femmes à l'agonie. Les gardiens n'auraient pas été punis.
Mais je
crois qu'ils prenaient un malin plaisir à les déporter. Ils avaient
subi une
intense campagne de propagande, on leur avait répété que les Juifs
n'étaient
que des Ungezieferen, des animaux
nuisibles, de la vermine, et ils nous traitaient comme de la vermine,
comme des
gens haïssables. Nombre d'entre eux nous haïssaient vraiment et
considéraient
qu'il était juste de nous faire souffrir. Dans un épisode de La Divine Comédie, Dante s'acharne sur
un des damnés (je crois qu'il s'agit de Bocca degli Abbate) (8). Le
malheureux
gît sur un lac gelé, et ses yeux sont durcis par une couche de glace si
épaisse
qu'il ne peut même pas pleurer ses péchés. Son âme damnée s'adresse à
Dante:
«Je te raconterai mon histoire si tu enlèves la glace de mes yeux. »
Dante
écoute son histoire puis refuse de tenir sa promesse, et commente:
... Je ne les lui ouvris pas;
Et ce fut courtoisie d'être envers lui
villain (9)
En
d'autres termes, c'était
un devoir, pour Dante, que de se montrer cruel avec lui. Je pense que
quelque
chose de semblable s'est produit en Allemagne. Le sentiment que Dante,
qui
était un fervent catholique, éprouvait à l'égard des damnés, qui
n'avaient plus
aucun droit et qui devaient être forcés de souffrir, était peut-être
celui des
nazis envers les Juifs: il fallait les forcer à endurer autant de
souffrance
que possible (10)
Vers la fin du livre, vous racontez un
épisode qui
figure également dans Si
c'est un
homme, l'histoire du nain Elias. Après
avoir été frappé par Elias (le seul homme, dites-vous, qui aimait
vraiment la
vie dans le camp), vous lui donnez un coup de pied dans les tibias - et
c'est
la seule tentative dans toute votre vie de rendre « œil pour œil ».
Votre
adversaire, vigoureux et musculeux, n'eut aucun mal à vous jeter à
terre et à
vous serrer la gorge, jusqu'à ce que vous commenciez à perdre
conscience. Dans Les Naufragés et les rescaapés, vous utilisez cette histoire comme une
introduction à vos réflexions sur la justice, sur le droit de rendre la
justice, et vous concluez que la justice doit être laissée aux «
professionnels».
Pour
une seule raison: parce
que je ne m'en sens pas capable. Notre civilisation interdit la
vengeance, et
ce n'est que justice.
Pourtant, le désir de vengeance est très
commun.
Oui, la
soif de vengeance est
très répandue, mais son exercice est illégal. Or, que ce soit dû à une
faiblesse intrinsèque à mon caractère, ou à une lacune de mon
éducation, je ne
suis pas capable d'agir comme Jean Améry (11). Améry dit qu'il a
profité d'un
bombardement aérien pour donner un coup de poing à un prisonier
polonais.
Quelque temps plus tard, à cause de cela, il a lui-même été méchamment
rossé,
mais cela faisait partie de son code moral, le Zurückschlagen,
«œil pour œil, dent pour dent ». J'ai suggéré que,
avec ce Zurückschlagen, Améry avait
probablement signé sa propre condamnation à mort, car c’était un esprit
très
polémique. Il l'était avec tout le monde, y compris avec moi. Je n’en
ai pas parlé
dans Les Naufragés et les rescapes,
mais certaines des lettres qu'il a écrites à un ami commun étaient très
critiques à l'égard de ma position vis-à-vis des Allemands. Il
considérait que
j'étais un «pardonneur », un Verzeihende.
Dans une lettre, il écrivait: «Je ne suis pas d'accord avec Primo Levi,
qui a
tendance à pardonner à tout le monde.» Ce n'est pas vrai du tout.
Pourtant, dans
Les Naufragés et les rescapés, vous dites
que, à un niveau individuel, vous seriez presque capable de pardonner.
Je n'en
suis pas si su^r.
Comme je ne suis pas croyant, je ne sais
pas vraiment ce qu'est le pardon. C'est un concept qui ne fait pas
partie de
mon monde. Je n'ai aucune autorité pour accorder le pardon. Peut-être
en
aurais-je, si j’était rabbin; si j’était juge, même. Je crois que,
quand
quelqu'un a commis un crime, il doit payer. Ce n'est pas à moi de dire
: «Je te
dispense de punition.» Je n'ai pas cette autorité-là.
C'est la colère qui vous fait parler ainsi?
Je ne
crois pas, parce que
même quand les événements ne me touchent pas de près, comme la question
des
terroristes italiens, y compris des terroristes repentis, je ne peux me
résoudre à pardonnner. S'ils ont commis un crime, ils doivent payer,
car il n'y
a pas de justice sans châtiment. Dans Les
Naufragés et les rescapés, je raconte la fable de l'oignon - vous
vous
rappelez la fable de l'oignon, chez Dostoïevski. Dans Les
Frères Karamazov, Grouchenka raconte l'histoire d'une vieille
et méchante femme qui, une fois dans sa vie, donne un oignon à un
mendiant.
Quand la femme meurt et va en enfer, un ange descend et s'approche
d'elle, un
petit oignon à la main. La femme s'y agrippe, et c'est ainsi qu'elle
échappe à
l'enfer. Cette fable est très poétique, mais elle est indéfendable. Un
petit
oignon ne suffit pas. Prenez Hoss, par exemple, le commandant
d'Auschwitz;
pensez à tous les oignons qu'il a donnés: à sa femme, à ses enfants, à
son
chien, à son cheval ! Il a donné une montagne d'oignons!
Lorsque vous parlez de ce besoin que vous
éprouviez,
ce besoin de témoigner, vous dites que vos compagnons de captivité qui
étaient
susceptibles de recevoir des informations - les prisonniers politiques,
par
exemple - ont écrit leurs Mémoires comme un acte de guerre.
Oui,
certains. L'un d'entre
eux, Langbein, est un excellent ami, quelqu'un que je respecte
profondémentl
(12). A l'époque, il était communiste, mais il a quitté le Parti par la
suite,
à l'époque de l'insurrection de Budapest. Pour lui, et pour beaucoup
des siens,
témoigner sur les camps, cela fait vraiment partie de la lutte
poliitique - les
historiens du ghetto de Varsovie ont travaillé dans le même esprit.
Pour
Emmanuel Ringelblum (13), le journal n'était pas une fin en soi;
c'était, à
l'évidence, un acte politique. Une des façons de lutter contre le
nazisme,
c'était d'en dénoncer les crimes.
Vos livres sont-ils aussi des actes
politiques?
Oui,
bien su^r ... entre
autres. Mais d'abord, je l'ai déjà dit - et je dois le répéter par
honnêteté -,
écrire est un acte libérateur. Il y avait ces choses, à l'intérieur de
moi, et
il fallait que je les fasse sortir. Mais, en même temps, c'était
également un
geste très politique.
Cela s'applique aussi à ce que vous écrivez
aujourd'hui?
Les Naufragés et les rescapés sont, à leur façon, un livre politique.
C'est un
livre moral.
Dans la mesure, surtout, où vous essayez
d'établir des
parallèles entre les dilemmes moraux d'hier et ceux d'aujourd'hui.
Oui.
Que pensez-vous de l'affaire Waldheim (14) ?
À mon
avis, les Juifs
américains ont commis une erreur, parce que tout ce tapage a joué en sa
faveur.
Je suis d'accord avec Wiesenthal (15) : dans ce domaine, il faut avoir
les
preuves en main. Il faut rassembler les preuves avant de porter des
accusations.
Il semble bien qu'ils aient des preuves.
Oui
mais ils ne veulent pas
les produire. Les Yougoslaves en ont aussi, mais, pour des raisons qui
leur
sont propres, ils ne les dévoilent pas davantage. Ce fut sûrement une
erreur
stratégique de menacer de produire des preuves convaincantes et de ne
pas les
montrer ensuite. Je ne crois pas que, d'un point de vue strictement
technique,
Waldheim soit un criminel de guerre. Il n'était qu'une personne parmi
cent
mille comme lui. Il était lieutenant et avait certaines
responsabilités. Sans
doute a-t-il signé des papiers. Sans doute, doute a-t-il menti. Il ne
pouvait
pas ne pas savoir ce qui se passait à Salonique. Tout le monde le
savait. Il le
savait sûrement, lui aussi et il a menti en affirmant qu'il n'était pas
au
courant. IL vit dans 'la zone grise’! (16) C'est un homme qui a eu des
responsabilités précises, mais qui se noient dans les responsabilités
plus
vastes de la machinerie nazie.
Peut-être s'est-il bâti lui-même son système
de
vérité?
Non, il n'en avait pas
besoin. Il est trop lucide pour avoir besoin de travestir la vérité. Il
doit
lui-même détenir des documents. Il sait ce qu'il a fait, parce qu'il y
était.
Mais il est aussi très malin et il compte sur la solidarité du peuple
autrichien. J'ai entendu un commentaire très intéressant, il y a
quelque temps.
Si, à l'époque de Nixon, l’affaire du Watergate avait éclaté dans un
pays autre
que les États-Unis, le président n'aurait sans doute jamais eu à
démissionner,
il serait resté en place, et il aurait même probablement gagné des
voix. Et on
aurait parlé d'une conspiration étrangère, inspirée par les Russes, qui
sait?
Vous êtes-vous jamais demandé ce qu'aurait
été votre
vie sans Auschwitz?
Oui,
bien sûr ! Et non
seulement je me suis posé cette question, mais tout le monde me la
pose! Je ne sais
que répondre, C'est
comme si je vous demandais: «Que seriez-vous devenue si vous n'étiez
pas née
aux États-Unis? » Je suis incapable de répondre.
Oui, mais vous aviez une vie avant Auschwitz,
C’est
vrai; Je ne sais
pas, mais je ne peux
émettre que des suppositions. Je n‘aurais sans doute jamais commencé à
écrire
ou bien j'aurais écrit Dieu sait quoi. Avant, j'étais chimiste - je
l'avais
choisi notez-le-bien. Et, toute ma vie, j'ai exercé cette profession,
Je crois
que je pourrais prendre comme exemple certains de mes amis qui ne sont
pas
allés à Auschwitz et qui ont
tranquillement
continué à exercer leur métier. Ils ont fondé une famille. Moi aussi,
j'ai
fondé une famille; je me suis marié et j'ai eu des enfants. Si je
n'étais pas
allé à Auschwitz, je n'aurais
probablement
jamais écrit, ou j'aurais écrit des choses complètement différentes, de
savants
articles de chimie, par exemple. Assurément, j'étais en possession de
talents
d'écriture, je ne peux pas le nier. Je ne suis pas sorti du néant:
j'avais reçu
une éducation classique assez stricte et j' avais un don pour
l'écriture. Mais
je n'aurais pas eu - comment expliquer cela ? - la « matière première »
pour
devenir écrivain.
Le style de vos livres est-il un de vos
soucis?
À
présent, oui; pas quand
j'ai écrit Si c'est un homme.
Pourtant, c'est un livre au
style puissant.
À
l'époque, je n'accordais
pas la moindre attention au style. J'ai écrit Si c'est un
homme d'un trait, sans aucun repentir: la nuit, au
laboratoire, dans le train, là où j'étais. Mais, en ce temps-là, je
n'avais pas
beaucoup de temps libre, et j'allais me marier!
«An
Interview with Primo Levi
», Partisan Review, vol. LIV, 3, 1987.
Notes
1. H.
Stuart Hughes,
Prigionieri della speranza. Alla ricerca dell'idenrità ebraica nella
letteratura italiana contemporanea, Bologne, Il
Mulino, 1983. Les six auteurs
sont: Italo Svevo, Alberto Moravia, Giorgio Bassani, Natalia Ginzburg,
Carlo
Levi, Primo Levi. (N.dA.)
2.
Giorgio Bassani (1916),
narrateur et poète, auteur du Jardin des Finzi-Contini (1962) qui
racontait les
aventures d'une famille juive de Ferrare sous le fascisme.
3.
Samuel Taylor Coleridge, Le Dit du vieux marin, op.
cit.
4 Voir
note 1, p.146
5. La Conscience de Zeno, Paris,
coll. "Folio ", éd. Gallimard, 1973.
6.
Empire des Khazars, en Ukraine, où, au
VI siècle après J.-C. environ, le roi et tout son peuple se
convertirent au
judaïsme; il est presque certain que les Juifs d'Europe, polonais et
russes,
descendent des Khazars.
7. Aldo
Moro (1916-1978),
homme politique et homme d'État, haut responsable de la Démocratie
chrétienne,
fut enlevé et gardé en otage par les Brigades rouges; proposé comme
monnaie
d'échange contre un groupe de terroristes emprisonnés, il fut tué par
ses
geôliers en mai 1978.
(8) En
réalité, ce personnage
est Fra Alberico. (N.dA.)
9. L'Enfer. XXXIII, v. 149-50. Traduction de H. Lengnon.
10. Dans Les Naufragés et les rescapés, Levi définit cette
altitude comme Schadenfreude, c'est-à-dire « la joie
que procure le dommage fait au prochain, et encore moins la joie de
faire
délibérément souffrir", traduction française, Paris, Gallimard, 1989, p. 106.
(N.dA.)
11.
Jean Améry, alias Hans
Mayer, philologue et philosophe allemand, juif mais complètement
assimilé. Il
fut torturé par la Gestapo parce qu'il appartenaIt à la Résistance
belge, puis
déporté en tant que juif à Auschwitz,
où il
fut quelque temps interné dans le même secteur que Levi. Améry s'est
suicidé en
1978. Dans un chapitre des Naufragés et
les rescapés,« L'intellectuel à Auschwitz
", Levi raconte plus précisément l'histoire d'Améry. (N.dA)
12.
Voir Hermann Langbein,
Die Starkeren : ein Bericht aus Auschwitz und anderen, Cologne,
Bund-Verlag, 1992. (N.dA)
13.
Kurt Waldheim, homme
politique autrichien. fut secrétaire général de l'ONU et président de
la
République autrichienne de 1986 à 1992; c'est à cette époque que
parurent des
témoignages faisant état de sa participation active à des opérations de
lutte
contre les résistants et de ratissage contre la population yougoslave
durant la
Seconde Guerre mondiale.
14.
Simon Wiesenthal, homme
politique autrichien, Juif de Galicie, interné à Mauthausen, a fondé le
Centre
de documentation juive de Vienne après la Libération et s'est distingué
par la
poursuite des criminels de guerre nazis.