Chamoiseau:
« Cet esprit
colonial qui subsiste»
Interview. Prix
Goncourt 1992 et indépendantiste, Patrick Chamoiseau publie «Les neuf
consciences du Malfini» (Gallimard). Pour Le Point, il évoque son île,
un« pays
dominé ».
PROPOS
RECUEILIS PAR VALÉRIE
MARIN LA MESLÉE
Dès le
début des événements
de Guadeloupe, cet admirateur de
Césaire, mais
indépendantiste, rédige un manifeste de soutien aux grévistes, cosigné
notamment par Edouard Glissant, son maître et compatriote martiniquais.
Son
nouveau roman, « Les neuf consciences du Malfini» (9 avril, Gallimard),
est
l'histoire d'un rapace, le Malfini, transformé par sa renncontre avec
un
colibri qui va lui enseigner la beauté du monde. Entretien avec un
homme habité
par le Tout-Monde.
Le
Point: « Les neuf consciences du Malfini» donne la
« parole» aux oiseaux. Que symbolise Foufou, le colibri venu perturber ce petit coin de
Martinique?
Patrick Chamoiseau: J'ai toujours été fasciné par le
colibri et, comme très souvent en ce qui concerne la nature antillaise,
c'est
un vers de Césaire qui m'avait préparé à découvrir cette incroyable
créature,
un vers où il s'étonne qu' «un corps si frêle puisse supporter sans
exploser le
pas de charge d'un cœur qui bat... ». J'avais déclamé la chose durant
des
années, jusqu'à me retrouver un jour en face d'un colibri, immobile
dans le
vent, dégageant une énergie impensable dans une virgule d'existence. Je
n'avais
même pas encore 20 ans, mais on peut dire que ce roman a commencé dès
cet
instant... Le colibri symbolise la beauté, c'est -à-dire quelque chose
de
toujours neuf, d'inattendu, de bouleversant. L'autre oiseau, ce rapace
qu'on
appelle ici le Malfini, représente la lourdeur de la suffisance, celle de
l'esthétique
figée que la beauté désarrçonne toujours ... Il symbolise aussi ces
conceptions
de l'humanisme qui se sont toujours coupées, voire opposées, à la
nature, au
vivant... Nous devons passer une nouvelle alliance avec les grands
équilibres
naturels qui fondent nos propres équilibres ... C'est paradoxalement
par ce
détour que passe le nouveau degré de connaissance du fait humain ...
Quelle image,
dans cette nature que fête votre livre,
correspondrait à ce que vient de traverser la Martinique:
cyclone? Tremblement de terre?
Dans les mouvements sociaux
de février, je crois que nous avons vécu un cataclysme humain, même un
cataclysme du vivant. Cela libère du pathos, de l'hystérie et du
délire, mais
cela bouleverse aussi des impossibles et libère des perspectives .
Du poétique au
politique: vous êtes indépendantiste,
et en cela un “fils bâtard” d'Aimé Césaire, qui optait en 1946 pour la
départementalisation. Aujourd'hui, que manque-t-il à vos yeux à la Martinique pour faire le grand saut?
Une pensée de la complexité
et une pensée de la Relation. Un mélange d'Edgar Morin, de Gilles
Deleuze et
d'Edouard Glisssant. Nous avons encore l'impression que notre désir de
responsabilité ou d'existence au monde signifie une rupture ou une
séparation
avec la France.
Tout comme en France
la pensée politique s'est pétrifiée sur cette idée obsolète de
«République une
et indivisible ». Mais une« République unie », une République
plurielle,
accueillant autour d'une belle éthique des peuples autonomes ou
souverains, est
un niveau de complexité relationnelle qui est désormais incontournable
... On
ne peut rien prévoir, on peut juste désigner quelques lignes de force
de
l'éthique la plus acceptable: que la Martinique devienne un lieu
souverain,
multi-trans-cuturel, multilingusitique, postcapitaliste, qui aurait
passé
alliance avec quelques Républiques et grands pays du monde dont elle
partage
les valeurs ...
Que pensez-vous
de l'usage des mots
«esclavage»,
“colonialisme” et de toute cette mémoire au cours du conflit?
C'est
le signe qu'il y a dans
nos pays un passé qui n'est jamais passé. Une mémoire avortée qui
bégaie sur
elle-même, et des restes de l' «esprit colonial» qui subsistent dans
cette
construcction bizarroïde que représente un DOM. On nous a beaucoup
reproché de
trop parler de l'esclavage, ou du colonialisme, mais le diptyque que
j'ai produit
sur l'esclavage, «L'esclave vieil homme et le molosse» et «Un dimanche
au
cachot », visait à retrouver dans ce crime fondateur toutes les
virtualiités
d'un assainissement du présent et d'une projection saine vers l'avenir.
Ce
conflit a été un révélateur de forces obscures terribles, et on
comprend que,
pour la littérature, les situations antillaises sont précieuses. Ce
sont des«
situations existentielles» d'un tel extrême que toute la réalité
humaine peut
s'y retrouver disponible, dans ce qu'elle a de pire, mais aussi dans ce
qu'elle
a d'inattendu, de régénérant et de novateur ...
Vous êtes
l'auteur d'«Ecrire en pays dominé»:
en quel
sens la Martinique est-elle pour vous
un pays
dominé?
Un pays
dominé est un pays
qui n'a pas accès à lui-même ni au monde de par la situation qui lui
est faite.
La France
a accepté la libération des esclaves en 1848, mais elle n'est toujours
pas
capable d'accepter la libération des entités collectives qui sont nées
dans ce
crime fondateur. Et c'est en cela que nous sommes dépendants et
assistés.
«Dépendants» parce que nous ne sommes pas une province de la France
mais des
entités historiques, culturelles et identitaires différentes, et qui
donc ont
droit à une pleine responsabilité. «Assistés », parce qu'en nous
refusant toute
reconnaissance collective on nous cantonnait dans une «normalité
provinciale»
qui pouvait demeurer passive, et que l'on pouvait traiter à coups de
subventions, de zones franches et de transferts sociaux. Cette logique
n'a
donné aucune chance à notre génie intime. Dans une telle situation,
vitalité,
imagination, créativité, audace, risque et même dignité ... ne sont pas
nécessaires ...
Vous qui avez
été couronné par le plus
prestigieux des
prix littéraires français pour «Texaco», dans quelle mesure avez-vous
souffert
d'une« sujétion» à la France?
Un
artiste martiniquais ne
saurait être assimilationniste, il ne saurait se perdre dans la langue
française sans la problémaatiser, il ne saurait tourner le dos à la
langue
créole, l' oraliture (une littérature orale portée par la parole), il
ne
saurait ne pas exiger pour ce lieu une existence responsable et
souveraine au
monde ... Il n'a pas besoin de souffrir pour cela. C'est à tout le
moins une
éthique, ce que j'appelle l' «éthique du lieu ».
Les poètes ne
servent à rien, dites-vous, «et
c'est
tant mieux. Mais ils aident à vivre et à se battre
en
guerrier sans jamais offusquer la beauté». Quel guerrier êtes-vous? De
quel
combat?
Je suis
un «guerrier de
l'imaginaire », car la résistance déterminante à toutes les
oppressions,
surtout leur dépassement, passe par la sédimentation d'un autre
imaginaire du
monde, de l'humain, de notre rapport au vivant ... Nous sommes dans une
période de refondation.
C'est en ce sens que toute littéérature contemporaine est à la fois
intimiste
et épique. Intimiste, car toute œuvre est une solitude en face de la
complexité
du Tout -Monde. Epique, parce que le Tout-Monde est à construire dans
le chaos
inhumain de la mondialisation libérale. Et, comme dans cet écart il n'y
a pas de
Bible, pas de texte fondateur, pas de Genèse écrite, on ne peut que se
référer
à la «présence ultime» qui était à l'origine, et qui est, aussi, au
cœur des
impensables: je veux parler de la beauté ...
Vous êtes
écrivain mais aussi éducateur, et
confronté à la jeunesse martiniquaise. La sentez-vous
vraiment
prête à entrer dans cet imaginaire de diversité dont bruit à chaque
page votre
dernier livre?
Je ne
crois pas à la
jeunesse, ou plutôt: la jeunesse pour moi n'est plus ce que l'on croit,
c'est-à-dire avoir-moins-de-26-ans ou autre. Dans les sociétés
anciennes,
l'imprévisible de la jeunesse était soumis à une telle contrainte, une
telle
négation, qu'elle représentait une véritable force révolutionnaire.
Aujourd'hui, le capitalisme a créé une «culture jeune », des
«consommations
jeunes », et ce que l'on appelle« jeunesse» se résume souvent à cela
... J'ai
vu et je vois tous les jours des jeunes qui sont très vieux dans leur
tête,
dans leurs conceptions, dans leur imaginaire. J'en vois même qui sont
déjà
morts avant d'avoir vécu. La vraie jeunesse est celle
de l'imaginaire: en quoi il peut se tenir florissant
et joyeux dans les incertituudes, les imprévisibles, les chaos
génésiques du
monde. En quoi il est capable de garder le cap sur la beauté et de la
reconnnaître
quand elle surgit... C'est pourquoi les contes sont préécieux :ils
sonttoute la
jeunesse de la littérature, toute l'origine qui vient vers nous ...+