David
Cornwell, alias John le
Carré, 77 ans, est un homme très recherché. Pour le débusquer, il faut
se
rendre au fin fond de la Cornouailles. C'est là, sur une falaise
dominant
l'Atlanntique, que l'ancien espion a posé ses valises, sa bibliothèque
et ses manuscrits
voilà trente-six ans, et qu'il continue d'écrire des petits bijoux. Son
dernier
roman, astucieusement baptisé Un homme
très recherché, est l'un de ses meilleurs : un jeune Russo-
Tchétchène
accusé de terrorisme débarque en haillons à Hambourg et prend contact
avec une
avocate idéaliste pour récupérer son héritage; il prétend être le fils
d'un
seigneur de la guerre qui entassa une fortune bien mal acquise dans les
coffres
d'une banque aujourd'hui tenue par un Ecossais excentrique. Dans ce
roman qui
rappelle l'univers noir d'un Joseph Conrad, John le Carré noue le
destin de ces
trois personnages sur fond de trafic d'êtres humains et de menace
terroriste.
Plus que jamais convaincu que le monde actuel fournit à la fiction ses
meilleurs ressorts, John le Carré redonne ses lettres de noblesse, avec
ce
livre prodigieux, au roman d'espionnage.
La presse britannique a révélé le mois dernier que
vous aviez voulu passer à l'Est lorsque vous étiez encore un espion, au
début
des années 1960. Pour quelles raisons?
Cette histoire charmante
fournit un parfait exemple de ce qu'est la presse britannique ... vue
sous son
plus mauvais jour. Il y a quelque temps, en effet, un journaliste du
Sunday
Times est venu ici et nous avons parlé du travail d'espion. Je lui ai
notamment
raconté qu'un ancien espion anglais m'a dit un jour qu'on ne devrait
pas faire
ce métier plus de quatre ans, car, à son avis, on finissait par devenir
fou.
J'ai ajouté que lorsque vous faites ce métier, qui est très solitaire,
vous
n'avez personne à qui parler, vous étudiez en permanence votre
adversaire et,
fatalement, la tentation est très forte de traverser la frontière. Mais
pas
pour trahir. Pour découvrir tous les mystères de l'autre ... Je crois
en effet
que la tentation de se mettre dans la peau de son ennemi est naturelle,
du
moins si l'on fait correctement son travail. Cela dit, cette tentation
ne
signifie pas que
"La tentation de se mettre
dans la peau de son ennemi est naturelle"
l'on
veut « passer à l'Est».
Je n'ai jamais suggéré que j'avais moi-même été tenté de traverser la
frontière
et moins encore que j'avais l'intention de le faire! Non, sérieusement,
j'ai
bien peur que cette tentation ne m'ait jamais traversé l'esprit.
Comment êtes-vous devenu espion? Dans Un
homme très
recherché, vous écrivez qu'il existe « des gens prédestinés à
l'espionnage ».
Est-ce votre cas ?
Oui,
je
crois. Je viens d'un
milieu très chaotique. Mon père était un escroc, il jouait des tours et
est
allé plusieurs fois en prison. Ma mère a disparu lorsque j'avais 5 ans
et je ne
l'ai pas revue avant d'en avoir 21. J'ai même cru qu'elle était morte.
Jeune
homme, j'étais donc attiré par les institutions plutôt que par les
gens, dont
je me suis toujours naturellement méfié. Et puis, j'étais trop jeune
pour avoir
combattu pendant la Seconde Guerre mondiale et un senntiment de
patriotisme
très fort s'est développé en moi. A l'âge de 17 ans, alors que je me
trouvais à
l'étranger, j'ai donc fait un petit détour par l'une de ces
organisaations,
d'une façon qu'il n'est pas nécessaire de décrire ici. J'étais très
attiré par
le monde du secret et, en le pénétrant, j'ai découvert un refuge. J'ai
aussi
découvert quels étaient les plus grandes peurs de mon pays ainsi que
ses plus
grands rêves. D'une certaine manière, les services secrets contiennent
toute la
psychologie d'une nation. Je trouve cela fascinant! Le monde des
services
secrets vous accueille si vous êtes la bonne personne observant une
scène au
bon moment. Or, très vite, j'ai eu l'intuition que je pouvais vivre
ainsi:
observer le monde au bon moment. J'ai eu beaucoup de chance : je suis
entré
dans l'espionnage alors que j'étais sans atttaches ni repères et j'en
suis
sorti avec un coffre au trésor rempli de possibilités artistiques. J'ai
donc
travaillé ces possibilités, sans jamais me sentir restreint par elles.
L'éthique du secret, de la confidentialité, de la conspiration peut
être
appliquée à n'importe quelle partie de la vie : nos histoires d'amour,
nos
relations avec un paatron, etc.
Avec la
fin de la guerre froide, tout le monde a pensé
que les romans d'espionnage étaient finis, ringardisés par la course du
monde.
Vous prouvez que ce n'est pas le cas ...
Souvent,
les lecteurs me
demandent: « Quand allez-vous laisser tomber ces hisstoires
d'espionnage et
écrire un vrai roman? » Je pense que, si j'étais devenu marin plutôt
qu'
espion, j'aurais écrit sur la mer. Ma grande chance fut d'être, à cette
époque
exaltante des années de guerre froide, un petit soldat. Tout écrivain a
besoin
de son bac à sable pour écrire, c'est-à-dire d'un théâtre qui lui est
propre,
où il puise sa force: mon théâtre, mon bac à sable, est le monde du
renseignement, des services secrets. Je m'y suis totalement donné et
j'en suis
totalement sorti, de mon plein gré les deux fois. J'y ai fait mon
éducation.
Auujourd'hui, à 77 ans, je suis le produit de mon éducation.
N'avez-vous
pas la nostalgie de l'espionnage?
Je ne suis pas un
espion qui
est devenu écrivain, je suis un écrivain qui fut, brièèvement, espion.
Ma vraie
vocation n'était pas l'espionnnage; c'était l'écriture. Je n'ai donc
aucune
nostalgie - si ce n'est que mon équipe était une très bonne équipe,
amicale, où
l'on s'amusait souvent. A l'époque de la guerre froide, nous pensions
sincèrement que le monde pouvait devenir meilleur si nous remportions
la partie,
que nous pourrions le redessiner et que nous serions plus libres.
Aujourd'hui,
cet espoir n'existe plus. Le monde est beaucoup plus dur qu'il y a
cinquante
ans. Le problème est que, lorsque la guerre froide s'est termiinée,
personne
n'avait de plan: au lieu de redessiner le monde, nous nous sommmes
enrichis,
ignorant tous les grands problèmes de la vie. Tels sont les
gouvernements, tels
sont les hommes incapables de faire des plans. Vous verrez que la même
chose adviendra lorsque
la crise financière mondiale que nous traversons actuellement se sera
tassée:
il y aurait une belle occasion de repenser le monde mais, là encore,
vous
pouvez être certain qu'on passera à côté ...
Dans Un homme
très recherrch, les Russes, boureaux
d'hier; semblent être devenus les victimes ...
Longtemps, j'ai été
consiidéré comme indésirable en Russie. Quand j'ai fini par m'y rendre,
grâce à
Raïssa Gorbatchev, le KGB ne m'a épargné aucune humiliation ! J'y
retourne
régulièrement et je suis frappé de voir à quel point le racisme y est
présent -
tout comme il l' est aux Etats- Unis. Autre point commun entre les deux
pays:
l'usage de la torture, qui a émergé et a été théorisé avant même qu'ils
n'aient
mis la main sur ceux qu'il faut interroger, c'est-à-dire les vrais
terroristes.
La torture ne sert à rien: prenez le temps de vous rapprocher de
quelqu'un, et
vous pourrez le rallier à votre cause, le retourner. Le pire, c'est
qu'avec la
torture vous obtenez très souvent des informations erronées.
Ce roman se
passe de nos jours en Allemagne, où se
rencontrent les menaces terroristes islamiste et russe. Sommes-nous
entrés dans
une nouvelle guerre froide?
L'idée d'une seconde guerre
froide est un non sens total. L’ Europe
a
désespérément besoin de la Russie comme alliée. La Russie n'est plus en
mesure
de mener une guerre, même froide: son armée est moribonde, la valeur de
ses
ressources - qui nous sont indispensables - diminue sans cesse, sa
Bourse se
casse la figure ... Ce qui vient de se passer en Géorgie est d'ailleurs
très
ambigu: il y avait en Géorgie une forte présence américaine, le
président Sakachvili
a étudié le droit aux Etats- Unis, l'armée géorgienne était entraînée
et
équipée par les Américains mais aussi par d'autres pays. C'est cette
atmoosphère
qui a laissé penser à Sakachvili qu'il pouvait se permettre de mordre
les
fesses de l'ours russe sans le moindre risque. Mais l'His-
"Attiré parle monde du secret,
j'y ai découvert
un refuge"
toire nous a enseigné que,
lorsque vous le réveillez, l'Ours devient violent. Les Russes ont
toujours
réagi ainsi: crispés sur la frontière sud. Les conséquences étaient
donc absolument
prévisibles. En ce qui me concerne, je n'ai pas très bien compris
l'indignation
générale qui a suivi: qui a entamé les hostilités? La réponse me semble
assez
évidente ... Les Russes ont réagi de façon prévisible. Mais il faut
arrêter de
penser qu'il y a une solution militaire à tous les problèmes. C'est
commplètement archaïque! Et il faudrait surtout se débarrasser de ce
dinosaure
qu'est l'Otan. Cessons de nous croire, nous, Européens, en opposition
avec la
Russie, et rapprochons- nous d'elle. L’époque actuelle est marquée par
le
transfert du pouuvoir de l'Ouest vers l'Est: la Russie, mais aussi la
Chine. Il
faut plus de diplomatie (il est si facile de contrarier l'orrgueil
russe !) et
moins d'action militaire.
Comment
lutter efficacement contre le terrorisme?
La torture et
l'action militaire ont prouvé
leur inefficacité. Il faut infiltrer l'ennemi. Ne pas l'humilier. Ce
que
propose Bachmann, mon espion allemand, dans ce roman ... Utiliser
l'espionnage,
ne pas lancer une guerre de religion •
Propos recueillis par
François Busnel
Un homme très recherché, par John le Carré,
trad.de l'anglais par Mimi et
Isabelle Perrin. Seuil, 368 p., 21,80 €.