Yves Bonnefoy :
« J’ai le désir de servir la
poésie dans une société qui la
méconnait »
Le quartier de Montmartre qu'il habite n'est
sans doute pas le plus
lumineux, ni même le plus cha1yé du pittoresque que faisait pétiller le
film
Amélie Poulain et, cependant, des fenêtres de l'immeuble qui borne le
coude que
fait la rue Lepic à mesure qu'elle s'élève, l'on ne peut s'empêche?"
d'espérer recueillir le lointain écho des pas de Max Jacob ou de
Picasso, au
temps glorieux du Bateau-lavoir, situé à peine cinq cents mètres plus
haut. Des
souvenirs du passé, le petit appartement d'Yves Bonnefoy, 87 ans, poète
à l'œil
vif et à la parole d'orfèvre, regorge. En témoignent les images,
photos,
eaux-fortes, statuaire, autant que les rayonnages de sa bibliothèque où
dominent
Virgile, Dante, Shakespeare qu'il a
traduit, Giacometti dont, à l'occasion d'une monographie, avec une
exceptionnelle empathie doublée d'une farouche minutie, il a souligné
l'obsession de la présence, ou encore sa dette envers Claude Lorrain,
Goya et
tant d'autres, de l'Antiquité à nos jours, avec semble-t-il une
préférence marquée
pour la civilisation méditerranéenne. Où est l'ennemi? Pour Yves
Bonnefoy, qui
publie successivement L'inachevable, le précieux recueil de ses
entretiens sur
la poésie livrés au cours des vingt ans écoulés, et Le siècle où la
parole a
été victime, merveilleux hommage aux poètes, penseurs ou artistes,
aussi
sensibles que lui-même à «la menace qui pèse sur la parole ", l'ennemi
est
tout à la fois «le sommeil conceptuel » ou «l'opacité
conceptuelle», dont
se flatte l'intellect, et la trompeuse spontanéité, trompeuse car se
traînant
souvent de façon insoupçonnée quelque vieux fil à la patte. En sorte
qu'il a
accepté que nous lui rendions visite, le temps d'examiner les questions
que
nous projetions de lui soumettre, pourvu que nous lui réservions le
soin d'y
répondre par écrit hors de notre vue, à sa table rustique et
indestructible de
paysan tourangeau ou languedocien.
Au lieu comme le veut l'usage de rapporter
une conversation, l'entretien ci-après
est donc une œuvre à pan entière, écrite de la main du plus grand de
nos
poètes, plus lu et plus respecté hors de France. A défaut de la
Pléiade, il a
ainsi eu cet automne en Italie les honneurs de Meridiano. La collection
homologue de Mondadori a recueilli en 1700 pages son Opera
poetica, traduit par Fabio Scotto et Diane Grange-Fiori.
Invité à fêter la parution par le festival de poésie de Modène, Yves
Bonnefoy a
pu rappeler lors de sa lecture que sa parole pouvait fendre l'opacité
conceptuelle,
et jusqu'aux murs de la forteresse de Vignola.
Philippe Delaroche et Baptiste Liger
Pourquoi ce titre, L'inachevable?
Et pourquoi avez-vous
choisi de répondre par écrit à mes questions? Comme si vous teniez
l'entretien
pour une sorte de genre littéraire?
YVES BONNEFOY. Pourquoi? Parce qu'il ne
s'agit que de la poésie, dans L'inachevable,
et que l'inachèvement, à jamais, c'est ce qui caractérise la poésie. La
poésie?
Ce n'est pas ajouter des livres à d'autres, sur des rayons de
bibliothèque,
pour faire avec eux une littérature, et son histoire, et de la culture,
autrement dit de la mort, non, c'est tenter de rendre aux mots la
pleine
mémoire de ce qu'ils nomment: ces choses simples qui sont de l'infini,
de la
vie, quand on les perçoit dans leur inm1édiateté, mais que notre
discours
conceptualisé, tout analytique, remplace par ses schèmes, ses
abstractions. Et
ce projet, c'est évidemment une tâche qu'on n'en finira pas
d'accomplir,
puisque le langage ne peut prendre forme qu'en différenciant les
figures dont
il va faire son monde, ce qui le conduit à définir, classer, substituer
des
lois à des présences. La poésie tente de remonter ce courant, elle ne
le peut,
elle doit chercher des façons indirectes d'être la mémoire de
l'inm1éédiat, de
réveiller l'être parlant de son sommeil conceptuel, et même ce travail
du
négatif, c'est difficile, c'est sans fin, d'autant que la pensée
ambiante, dans
des sociétés occupées à tout autre chose, cherche sans fin aussi à
étouffer
cette voix. Une situation où ce qui va importer surtout, c'est la
lucidité de
qui œuvre, son obstination à comprendre qu'il y a dans les mots, les
pensées,
même les émotions de chaque moment de sa vie, des forces qui le
détournent de
l'intuition qui l'anime.
D'où l'intérêt qu'il y a, pour qui se soucie
de la poésie, à écouter les
questions qui lui sont posées, c'est une occasion de prendre conscience
de ce
qui, dans sa réflexion ou même au plus intime de son existence de
chaque jour,
veut lui faire oublier ce devoir de lucidité, c'est-à-dire abandonner
sa grande
espérance. L'entretien est une chance, si toutefois on sait la saisir.
Et c'est
pourquoi- me voici à répondre à votre premier étonnement- je tiens
beaucoup à
m'attacher par écrit à ces questions qui sont si utiles. Seulement
parler,
n'aborder que dans la conversation les problèmes qu'on aperçoit, c'est
trop
prendre le risque de s'en remettre à ce qui vient alors facilement à
l'esprit,
les pensées que l'on a déjà, les enchaînements qui se sont établis
entre elles
et qui si facilement forment système, renforçant ce conceptuel que la
poésie
cherche à transgresser. Il faut se donner les moyens, et donc le temps,
de
critiquer son propre penchant aux cohérences jamais assez vérifiées. Ce
qui ne
veut pas dire, bien sûr, qu'il me suffira de rédiger mes réponses pour
être
plus véridique.
Mais au moins j'aurai rencontré plus
directement, et de façon plus visible,
mes contradictions, mes aveuglements. Ce qui rapprochera l'entretien
des autres
sortes d'écrits dont je suis capable, et lui permettra d'ailleurs de se
nourrir
d'eux, ou, au contraire, de se glisser parmi eux, pour inquiéter, par
la
réflexion et ses apports éventuels, les rêves de la fiction, par
exemple. Il
n'y a d'écriture sérieuse, dans notre modernité, que si invention et
critique,
imagination et anamnèse, n'hésitent pas à se mêler et donc dialoguer
dans le moindre
écrit: à le rendre alors aussi important, par de la vérité en
puissance, que
les projets les plus ambitieux.
Lisez-vous des auteurs (poètes, romanciers,
essayistes, dramaturges, etc.) contemporains ? Si oui, quels sont ceux
que vous
appréciez particulièrement?
Y.B. Oui, bien sûr, j'en lis quelques-uns, de
même que je regarde des
œuvres de peintres ou d'architectes, ou même écoute celles de
musiciens. Et si je
me tourne ainsi tout de suite, pour vous répondre, vers cet horizon
tellement
plus large, c'est pour indiquer d'emblée la nature de mon intérêt pour
les
œuvres, ce qui expliquera pourquoi c'est, disons, André Breton ou
Chestov
plutôt que Sartre ou Camus qui me retinrent, ou Giacometti plutôt que
ce qu'on
appela le «nouveau roman ». C'est avec le même regard que je vais à des
poètes
et à des peintres parce que la poésie, je le disais à l'instant, c'est
d'assurer leur plein d'immédiateté aux mots qui construisait le monde:
et parce
quels peintres et même les musiciens sont des êtres parlants tout
autant que
les écrivains, d'où suit que leurs travaux sont eux aussi des façons de
clarifier les mots plutôt que de les abandonner à l'opacité
conceptuelle. La
poésie est active dans toutes les formes de création. C'est elle qui en
fait la
beauté, laquelle est un éveil, un cri d'alarme, et c'est elle qui me
conduit à
des artistes autant qu'à des écrivains, soit pour prendre courage à
leurs
grands apports, soit pour observer les obstacles, les leurres, les
rêveries,
qui les font s'égarer sur leurs chemins, de façon souvent émouvante.
Je réfléchis, écoutant votre question, à ce
que j'ai aimé, depuis mes
premiers moments de conscience, et constate que vraiment beaucoup de
mon intérêt
à toute époque a été pour des peintres, des sculpteurs, des architectes
autant
que pour des poètes. Mais limitons-nous à ces derniers, tout de même.
Jai écrit
sur Giacometti tout un livre, mais sur Louis-René des Forêts un livre
aussi,
certes bien plus bref. Et j'ai consacré aux poètes des générations qui
m'ont
précédé et de la mienne des études qui engageaient mes préoccupations
les plus
personnelles, car ce n'est pas l'appréciation qui comptait pour moi
mais l'échange.
Je pense ainsi, parmi d'autres, à Paul Valéry, à Gilbert Lely, à Pierre
Jean
Jouve, à André Breton, à Pierre-Albert Jourdan - un des grands, méconnu
encore-,
à Christian Dotremont, à André Frénaud, à André du Bouchet. Dans tous
ces cas j'ai
cherché à prendre mesure d'apports, non à une littérature mais à une
problématique,
celle de la poésie toujours en surcroît et en porte-à-faux dans les
structures
de l'être au monde. Et cela m'a conduit d'ailleurs aussi à des œuvres
écrites
en d'autres langues, Yeats avant-hier, Séféris, plus près de nous Paul
Celan, -
pour ne rien dire de Chestov ou de Franz Kafka que je tiens pour des
témoins de
la poésie, par-dessous leur intention principale.
Mais pourquoi séparer les contemporains de
ceux qui ont écrit avant eux ?
Ce qui caractérise la poésie, cette réparation du langage, c'est
qu'elle est
née avec celui-ci, et d'une façon si intérieure à sa loi de
fonctionnement que
l'essentiel de sa recherche est même chose et même leçon à toute
époque. Dante,
Villon, Racine, Keats, sont tous nos contemporains, leurs propositions
de même
vœu dans des circonstances diverses nous aident plus que beaucoup de
notre
aujourd’hui à produire notre avenir.
Pourquoi refusez-vous
généralement les questions d'ordre biographique? Selon vous, l'œuvre
d'un
auteur doit-elle être forcément lue hors de toute considération
biographique?
Y.B. Non, je ne me dérobe pas aux questions
qui portent sur l'existence.
Les événements qu'un écrivain a vécus, soit dans son moment historique,
soit
dans sa vie à lui, et alors de façon toujours partiellement
inconsciente, sont
la trame même de l'écriture en quoi se décide son œuvre. Et le lecteur
a donc
tout à fait le droit de prendre appui, s'il le peut, sur la biographie
d'un
auteur quand il cherche à mieux pénétrer la raison d'être et le sens de
ce que celui-ci
a écrit. Pour ma part je ne me suis jamais privé de recourir à ce que
nous savons
d'une vie quand j'ai tenté d'interpréter un travail, et dans mon essai
sur Giacometti,
par exemple, j'ai même retenu des faits de son enfance ou de son
adolescence
qu'on pourrait tenir pour infimes.
Mais ayant dit cela, j'ai aussi à souligner
que j'ai sous-titré cet essai «
biographie d'une œuvre» : ce qui signifie que je considère que chez
Giacometti
- comme d'ailleurs chez tout poète ou altiste que l'on puisse dire
sérieux
-l'œuvre est le courant majeur qui en traverse et structure toute la
vie, le
flot qui dans celle-ci sépare ce qui compte de ce qui est sans valeur
du point
de vue de la grande tâche; et que je ne retiendrai donc pour parler du
sculpteur
de L'Homme qui marche ou du dessinateur
de Paris sans fin, œuvres qui drainèrent tout ce qu'il fut, que les
événements
de son existence qui collaborent de façon évidente et possiblement
interprétable,
à ce qu'il tenta de faire.
Un tri, en somme, entre ce qui participe, de
façon ne serait-ce que
marginale, à la recherche majeure, et ce qui n'est qu'anecdote pour les
biographies romancées, dont le point de vue de psychologie ordinaire ne
peut
être qu'étranger, et de façon désastreuse, à l'intention et la
sensibilité des
auteurs qu'elles considèrent. Va-t-on regarder Baudelaire avec les yeux
des frères
Goncourt, l'observant de leur table de restaurant? On ne voit bien un
être
aussi singulier que si on travaille à le faire, ce qui est d'abord se
mettre en
question soi-même avec, si l'on peut, la même violence. Ecrire une
biographie,
parler d'un poète à la façon des biographes, que ce soit en tout détail
relevé
le souvenir de tout ce qui est en jeu dans le projet poétique, et aussi
et
surtout l'adhésion aux exigences de ce dessein.
Est-ce que je me refuse aux questions de
nature biographique? En fait, je
vais plutôt à leur devant puisque nombre de mes écrits réfèrent à des
circonstances précises et partiellement explicitées, ainsi mon livre Dans le leurre du seuil, qui tenta de
comprendre mon rapport à un certain lieu, ou ce plus récent, Les planches courbes, où cette fois ce
sont des situations et des émotions de mon enfance que je laisse
paraitre,
ayant eu besoin de les retrouver. Ces références sont-elles lacunaires,
elliptiques et par conséquent obscures? Oui, et il le faut bien,
puisque
lorsqu'on se représente un événement de sa vie, on n'a pas à s'en
redire les
circonstances ou à s'arrêter à ce qu'on y tient pour secondaire, mais
dans des
entretiens en marge de ces poèmes j'ai éclairé autant que j'ai pu ces
énigmes.
Et plus récemment encore j'ai placé de façon cette fois directe des
faits de ma
vie passée au foyer d'une réflexion que j'ai commencé à publier, ce fut
Deux scènes et notes conjointes, ce sera peut-être bientôt L'écharpe
rouge, deux interprétations
d'écrits de naguère ou de jadis par des événements qu'ils me permettent
de
redécouvrir dans mon existence d'enfant et qu'évidemment je relate.
Au point qu'on me reprochera,
vraisemblablement, d'encombrer de significations
venues du dehors des poèmes un objet verbal qui ne vaudrait que pour
l'emploi
que le lecteur devrait pouvoir librement en faire, y projetant,
d'ailleurs légitimement,
ses propres hantises. Mais cet objet n'est pas mon projet, je l'ai déjà
dit. Je
ne m'intéresse à la poésie que pour autant qu'elle est l'acte par
lequel nous tentons
de changer la vie, et je trouve sens à l'évocation des faits de notre
propre
vie qui éclairent un peu cet acte, en sa genèse, et peuvent de ce fait
aider le
lecteur à s'y disposer lui-même.
En quoi considérez-vous la poésie
comme une forme de la pensée? Aide-t-elle à (pour reprendre une
expression du
langage courant) « penser le monde» ?
Y.R. Je suis tenté de ne pas répondre à cette
question, parce qu'en matière
d'hypothèses sur la nature de la poésie, et en particulier sa relation
avec la
pensée, je me suis déjà beaucoup exprimé, avec le sentiment, évidemment
grandissant avec les années, que je me répète et, pire, que je fais un
dogme et
une leçon de ce que je ressens pourtant croyez-moi, comme une source
jamais
tarie d'étonnements, d'inquiétudes, de doutes, en tout cas
d'insatisfaction.
Quelques grandes convictions, oui, j'en ai, sur la question
fondamentale de la
place du conceptuel dans le mot sur le rapport de représentation à
présence,
sur ce qu'est l'être, sur la volonté d'accéder à l'être par une lutte,
de
toutes parts, contre la dérive sans fin des déconstructions ; mais je
les vois
assiégées, dans les intrications du pensable, par la surabondance de ce
qu'elles ne font que me permettre d'apercevoir. Et c'est d'ailleurs
pour cela
aussi que j'ai tendance à reprendre, à redire, certaines propositions.
A chaque
fois que j'ai à m'y référer j'éprouve d'abord le besoin de redécouvrir
celles-ci dans le contexte nouveau, par des formulations attentives.
Mais une autre raison à ces reprises, et en
fait la plus importante, c'est
que mon point de vue sur la poésie, la sorte d'approche que j'en fais,
ne sont
nullement de ces idées que les lecteurs connaissent déjà, les acceptant
ou les
refusant, ce qui me permettrait de me contenter d'y faire allusion. Je
vois
bien qu'une autre pensée de la poésie prévaut, celle qui la ressent
comme, soit
sérieux soit ludique, un réseau de significations, au même titre que
tous les
autres; et je dois reconnaître que cette conception est même si
profondément
enracinée dans les esprits qu'elle fait tout de suite oublier ce que
pour ma
part j'essaie de dire. D'où suit que je dois exposer l'essentiel de mes
présupposés à chaque fois qu'une nouvelle curiosité- par exemple
comprendre
telle œuvre particulière, ou un art comme tel, architecture, musique,
récemment
la photographie m'incite à des réflexions qui ne sont que la
conséquence de
cette idée de la poésie.
Et au vu de votre question, qui porte sur
l'essentiel, et puisque j'ai le
désir de servir la poésie dans une société qui la méconnaît, je crois
utile
d'essayer de dire encore une fois ce que je tiens pour sa spécificité
la plus
radicale, à savoir qu'elle n'est nullement une forme de la pensée, avec
comme
toute pensée un souci de la vérité. Non, la poésie n'est pas, dans la
profondeur
des poèmes, la formulation, soit directement conceptuelle, soit
symbolique ou
allégorique, d'une vérité de la vie ou de l'être au monde. Et elle
n'est même
pas la sorte d'écriture qui permettrait de dire mieux que les autres
les
pensées de notre vie quotidienne. il y a bien des pensées, dans les
poèmes,
c'est l'évidence même, et souvent des pensées de grande portée, mais ce
sont là
des pensées propres au poème, à son auteur, non ce que voudrait le
poétique en
son être à lui. De même que les pensées qu'exprime telle façade - ceci
est un
musée, l'art est important, un certain pouvoir le revendique, etc. - ne
sont
pas l'architecture en son vouloir propre, lequel est seul à donner à ce
monument sa seule beauté vraiment spécifique.
Je fais cette comparaison parce qu'elle met
sur la voie de ce qu'est la
poésie, dans son rapport avec la pensée. Le langage, c'est assurément
pour
communiquer, et la parole, cela porte alors de la signification, de la
signification conceptuelle, mais la poésie, c'est pour rendre aux mots
0dont
cet emploi conceptuel prive qui s'y prête d'avoir plein rapport aux
choses, disons
l'arbre en toutes ses branches, toutes ses feuilles, et en sa place
ici,
maintenant, à ce détour du chemin - cette capacité de susciter des
présences
que la signification, et sa pensée, abolissent. Et que fait-elle,
alors, la
poésie? Elle tente de réveiller ces présences dormantes sous les
concepts, ce
qui nous rend présents à nous-mêmes, qui alors ne sommes plus dans
l'espace de
la matière mais dans un lieu, elle substitue ce lieu au dehors du
monde, elle
fait de ce dehors une terre. La poésie n'est pas un dire, mais un
déblaiement,
une instauration. En cela le même silence que dans le maçon d'autrefois
qui
triait les pierres, les soupesait, les rapprochait les unes des autres
dans la
courbe du mur s'orientant vers la clef de voûte.
Vous avez écrit de la poésie, des
essais, et traduit de nombreux textes. Avez-vous le sentiment qu'il y
ait un
lien, une unité, entre tous vos livres ?
Y.B. Oui, certainement. Mais je ne m'étonne
pas que vous me posiez cette
question car il y a dans ce que j'ai publié une diversité de plans et
de sortes
d'écritures qui peut sembler du désordre, et aller à hue et à dia Moi,
qui vois
la chose de par le dedans, j'ai plutôt tendance à y reconnaître, au
moins au
premier regard, une unité, oui, et un ordre.
Dans les premières années de mon activité
d'écrivain je disais que je ne publierais
qu'un seul livre. Désirant la poésie, je ne songeais qu'à celle-ci, qui
est
indécomposable et ne peut donc donner lieu, me semblait-il, qu'à un
texte
unique dont la publication, probablement morcelée du fait de la durée
du
travail, aboutirait un jour, naturellement, à ce livre-somme pour
lequel
j'acceptais le risque, si c'en est un, qu'il se réduise à seulement
quelques
pages, mais alors authentiquement, spécifiquement, poésie.
Mais comment tenter d'être poète, dans une
langue articulée et obnubilée
par les réseaux de plus en plus serrés de la signifiance conceptuelle,
qui
schématise et généralise, sans prendre conscience de la différence du
poétique
et constater qu'il est de son intérêt, menacé comme il est, voire
censuré,
qu'on comprenne mieux ses motivations et ses voies? Et puisqu'on ne
comprend
bien qu'en écrivant, c'est donc avoir à envisager une prose de
réflexion,
complément que l'on découvre alors obligé de l'élaboration des poèmes.
Baudelaire a vécu cela, mais déjà Dante l'avait fait, qui fraya la voie
de sa
terza rima par une réflexion tout à fait analytique sur la valeur
relative du
latin et de la langue vulgaire.
La parole critique accompagne la poésie. Mais
il n'y a de philosophie de la
poésie tant soit peu sérieuse que si celui qui s'y livre soumet ses
intuitions
et ses hypothèses aux enseignements que dispensent les œuvres d'autres
poètes,
seul lieu de préservation de la complexité des problèmes, et comment
donc
réfléchir à la poésie sans penser d'abord à ceux qui l'ont affrontée,
quitte
parfois à vaciller et tomber, mais de façon toujours irremplaçable ment
signifiante? Dès publiés mes premiers poèmes je me suis rendu à cette
évidence,
par un premier essai sur Les Fleurs du
Mal, puis un petit livre sur Rimbaud, après quoi ce fut, allant
d'un poète
à un autre, une sorte de triangulation qui m'a fait m'attacher à
Shakespeare ou
l'Arioste, à Racine, à Mallarmé ou Laforgue, aussi à Bashô, et rend
compte
d'une part importante des écrits qu'on voit dans ma bibliographie.
Et une autre de ces parts ? Eh bien, c'est
qu'on ne peut penser à la poésie
sans rencontrer la peinture, cet autre champ de la transgression des
concepts,
alors, comment ne pas aller voir de ce côté-là, s'assujettissant au
passage à
quelques travaux: plus étroitement historiques pour mieux: déboucher
dans le
lieu des peintres ? Je trouve on ne peut plus naturel, du point de vue
de la
poésie, d'avoir tenté l'étude de quelques-uns de ceux-ci, d'autant
qu'il me
semble que la Renaissance - que j'entends au sens large, de Giotto à la
mort de
Poussin - a lancé une dialectique qu'on peut entendre comme un
déploiement
cohérent des contradictions inhérentes à la visée poétique.
Et traduire, alors? Pourquoi ne pas traduire
des poètes d'une autre langue,
puisque sortir de la sienne, c'est rencontrer sous de nouveaux angles
le
travail de la pensée conceptuelle, ce qui relativise celui-ci et
encourage donc
à la poésie? Il faut traduire, si on se veut un témoin de la poésie,
traduire
et, bien sûr, réfléchir à la traduction, décider du chan1p et des lois
de la
traduction de la poésie ... Vous le voyez, je me sens à mon aise dans
l'espace
de mes écrits, je suis tenté de le voir comme une arborescence à partir
d'une
unique et nécessaire racine. Ce qui ne signifie pas que je sois en paix
avec
cet ensemble. Car c'est évidemment au sein même de chacune de ses
parties que
peut se rencontrer le désordre, désordre, cette fois bien plus
dangereux, de la
pensée au travail. A ce plan je ne prétends pas à l'unité, je cherche
bien
plutôt quand l'occasion m'est donnée, et non sans perplexité, à
comprendre si
tant soit peu elle existe.
D'où la reprise que je fais aussi souvent que
je puis de mes essais anciens
dans de nouveaux livres. Non pour rien y changer, encore que je ne me
prive pas
d'en corriger les gaucheries de sinople expression, mais pour me
représenter un
cheminement Peut-être celui-ci pourra-t-il un jour se faire pour moi
une ultime
occasion de réflexion, avec quelques indications à offrir alors sur les
lueurs
mais aussi les pièges qui jalonnent le champ de la poésie.
Accepteriez-vous de vous prêter
au jeu du commentaire d'un de vos poèmes extrait de Raturer outre,
intitulé «
Un souvenir» ?
Y.B. Vous me suggérez de commenter ce poème
parce que vous percevez, et non
sans raisons, qu'il y a en éveil en lui beaucoup de ma mémoire la plus
ancienne, beaucoup des émotions qui ont donné forme à ma vie, ce qui
pourrait
m'inciter à lui ajouter des informations, des remarques, qui en
éclaireraient
le sens, le rapprochant d'autres du même petit livre ou de certains de
mes
Planches courbes d'il y a presque déjà dix ans. Et que votre demande
soit
légitime, c'est ce que semble prouver ce que je disais tout à l'heure,
à savoir
que j'en suis venu à interpréter le récit qui a pour titre Deux
scènes à l'aide de souvenirs qui, retrouvés, me permettent de
prendre pied dans d'autres textes encore, et à travers ceux-ci dans
tout un
passé de rapports, soit avec d'autres personnes, soit avec le projet de
la
poésie. Il y a des poèmes d'un autre de mes livres, Ce qui
fut sans lumière, qui sont ainsi commentés, dans la « note
conjointe » des Deux scènes, comme
vous souhaitez que je le fasse à propos de « Un souvenir ».
Et pourtant non, je ne puis accepter
d'aborder ainsi ce poème, et cela pour
une raison très simple, que voici. Ce que j'ai pu écrire, dans mes
remarques
sur les Deux scènes ou ces autres
pages qui s'en éclairent, j'y suis venu par une certaine idée qui a
pris ces
poèmes par un de leurs bouts, y a reconnu un souci, mais n'a pas fait
plus que
rencontrer là ce dernier, ce qui laisse au dehors de ma réflexion
beaucoup d'aspects
de ces textes qui ne peuvent que continuer de réclamer attention au
moment où
ces vers se présentent sur la page comme un tout se donnant pour tel.
Un poème,
quel qu'il soit, ce ne se réduit pas à la pensée que l'on a cru pouvoir
y
entendre. Sous le joug de sa forme - ainsi ces quatorze vers d'« Un
souvenir»
-, c'est la résultante d'un jeu de forces nombreuses, dont beaucoup
relèvent de
l'inconscient de l'auteur, qui ne pourra pas en démêler les visées.
Alors que
quelques-unes de celles-ci, en revanche, sont parfaitement accessibles
à au
moins certains observateurs qui, du dehors de cet écrivain, voient tout
de
suite de lui ce que jamais il ne pourra voir.
Alors, plutôt écouter ces autres que tenter
de prendre leur place! La
pensée de la poésie gagnera plus à cet échange entre points de vue
qu'au
monologue que deviendrait l'imposition par l'auteur d'une idée qu'il a
de son
œuvre à ces « quatorze vers» qu'il ne peut prétendre contrôler. Je
reviendrai peut-être
à« Un souvenir », mais par une tout autre voie, celle d'une écriture de
même
sorte que ce poème, une qui suit sa propre pensée mais sans ignorer
qu'elle se
glisse parmi de l'révélé encore ; et qui ne voudra donc s'exprimer que
par des
mots qui ne cherchent pas à se substituer au dire de celui-ci.
Yves Bonnefoy
Bio-bibliographie
Né à Tours en 1923, Yves Bonnefoy est le fils
d'un ouvrier et d'une
infirmière de l'Aveyron.
Après des études de mathématiques, d'histoire
des sciences et de philosophie,
il s'installe à Paris en 1943 et fréquente un temps le milieu des
surréalistes.
En 1953, Bonnefoy publie son premier recueil de poèmes, Du mouvement et
de
l'immobilité de Douve - son livre le plus célèbre, avec le récit
autobiographique L'arrière-pays, paru en 1972. Corédacteur de la revue
L
'Ephémère et traducteur de Shakespeare, cet auteur régulièrement cité
pour
le prix Nobel de littérature a enseigné dans
le monde entier et a rejoint
le Collège de France en 1981. Son œuvre est traduite en trente-deux
langues.
****L'inachevable, 550 p., Albin Michel, 26 €
****Raturer outre, 60 p.,
Galilée, 13€ ***Le lieu d'herbes, 88 p., Galilée. 12 € ***Le siècle où
la
parole a été la victime, 344 p., Mercure de France, 19 €
NOVEMBRE 2010 LIRE