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« Un piège tendu à la poésie »

Le roman La vie est ailleurs étrille la figure d'un jeune poète aveuglé par l'emphase et l'ivresse révolutionnaire.

Par Alain Schaffner

Publié en France en 1973, prix Médicis étranger La vie est ailleurs, le second roman de Kundera, a pour centre de gravité le putsch de communistes - ou « coup de Prague" -
1948. La vie de son héros imaginaire marque selon L'Art du roman, « l'achèvement grotesque de la poésie européenne (1) ". Le poète Jaromil, qui y meurt de façon ridicule, à seulement 20 ans, après avoir succombé aux charmes du communisme triomphant, y est en effet constamment tourné en dérision. Force est de constater que 1948 « ce n'était pas seulement le temps de l'horreur, c'était aussi le temps du lyrisme! Le poète régnait avec le bourreau (2) ". Kundera s'en prend ainsi, selon Maria Nemcová Banerjee, à « la forrmidable triade - jeunesse, poésie, révoluution - sous la bannière de laquelle le moderrnisme européen a si longtemps avancé (3) ". Au cœur de son roman se loge « un essai polémique qui s'interroge sur la puissante irrationalité de l'impulsion lyrique (4)".
La formule du titre, « La vie est ailleurs", est empruntée à la fois à Rimbaud - « La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde (5) » (Une saison en enfer) - et à André Breton: « L'existence est ailleurs » (Manifeste du surréalisme). Elle fut un des slogans de Mai 68 en France, où Kundera voit une « explosion du lyrisme révolutionnaire », pendant que, ironie du sort, les chars du pacte de Varsovie se préparaient à envahir la Tchécoslovaquie. La mise en parallèle constante, dans le roman, du piteux destin de Jaromil avec ceux de Rimbaud, de Shelley, de Lermontov ou de Jiri Wolker conduit le lecteur à s'interroger sur les dangers de l'exaltation poétique. « Le lyrisme est une ivresse et l'homme s'enivre pour se confondre plus facilement avec le monde. La révolution ne veut pas être étudiée et observée, elle veut que l'on fasse corps avec elle; c'est en ce sens qu'elle est lyrique et que le lyrisme lui est nécessaire» (p. 294). Pourquoi les poètes ont-ils tout de même écrit de la « belle poésie " (p. 401) à ce sujet? Parce que, « dans le champ magique de la poésie, toute affirmaation devient vérité pourvu qu'il y ait derrière elle la force du sentiment vécu" (p. 402). Comme le remarquait très justement Frannçois Ricard en 1973, le principal scandale du roman est que Jaromil ne se contente pas d'être grotesque: son talent poétique est authentique. La critique de Kundera est donc radicale: « La poésie, toute poésie, toute pensée poétique est supercherie. Ou plutôt: un piège, et l'un des plus redoutables qui soit" (p. 472).
Pour Kundera, le lyrisme est profondément associé à l'immaturité, « qui ne connaît que des critères absolus, tout ou rien, la vie ou la mort" (p. 384). Il l'oppose au « monde des adultes» qui, lui,« sait bien que l'absolu n'est qu'un leurre, que rien d'humain n'est grand ou éternel" (p. 332). « La révolution et la jeunesse forment un couple. Qu'est-ce que la révolution peut promettre à des adultes? " (p. 245). Le poète, ce rêveur définitif, « façonne à partir de ses propres vers un monde artificiel et de remplacement" (p. 330). L'immaturité conduit Jaromil tout droit au mimétisme, à l'emploi de phrases stéréotypées directement issues de la propagande : « La seule chose qui soit absolument moderne, c'est le peuple qui conduit le socialisme» (p. 264). Elle le pousse à admirer des êtres violents comme le fils du concierge, son lmi devenu policier, qui lui semble être dans (la vie réelle» (p. 235). Il en vient donc à ivrer sans remords aux policiers son amie la rousse et son frère (qu'il soupçonne à tort de vouloir fuir à l'étranger). Par opposition au quadragénaire libertin de la sixième partie ( le “plus proche de [lui parmi) tous [ses] personnages ", indique Kundera dans L'Art du roman), le « puceau» inexpérimenté qu'est le poète vit dans un monde absolument factice. Sa recherche éperdue de virilité est le revers de la relation incestueuse qui le lie à sa mère et que le narrateur exprime ainsi: « Tu iras par le monde comme un chien attaché à une longue laisse! » (p. 185).
Kundera met incontestablement en évidence un lien entre l'avant-garde et “la maladie du romantisme (6) ». Le sujet de La vie est ailleurs, selon Maria Nemcova Banerjee, réside dans “l'énigme du tempérament romantique à jamais frustré par le désir de fuite qui ronge sa volonté de puissance (7) ». Le romancier oppose donc à l'euphorie du poète lyrique l'exigence du prosateur - résolument ironique, comprenant depuis Cervantès « le monde comme ambiguïté» et s'attachant à montrer « la relativité essentielle des choses humaines (8) ». « Mais, remarque Kundera, assumer les exigences de la poésie est tout autre chose que lyriser le roman (renoncer à son essentielle ironie, se détourner du monde extérieur, transformer le roman en confession personnelle, le surcharger d'orrnements). »Et il conclut: « Roman = poésie antilyrique (9) ». +

(1) L'Art du roman, Milan Kundera, rééd. Folio, p. 59.
(2) La vie est ailleurs, Milan Kundera,
éd. Folio, p. 40l.
Les numéros de pages entre parenthèses, dans le texte, renvoient à cette édition.
(3) Paradoxes terminaux.
Les Romans de Milan Kundera, Maria Nemcova Banerjee, traduit de l'anglais par Nadia Akrouf,
éd. Gallimard, 1993, p. 89.
(4) lbid
(5) Bernard Pingaud, dans un livre récent, montre que la citation a sans doute d'ailleurs été interprétée à contresens : « La "vraie vie" absente n'est pas une autre vie, à laquelle nous aspirerions, c'est cette vie même lui vient à manquer» La Bonne Aventure, éd. du Seuil, 2007, p. 14).
(6) Paradoxes terminaux, op. cit., p. 103.
(7) Ibid, p. 117.
(8) L'Art du roman, op. cit, p. 2l.
(9) lbid, p. 179.

Avril 2011/Le Magazine Littéraire