L'EUROPE
RÊVÉE DE KUNDERA
L'écrivain
tchèque entre ce mois-ci dans la Pléiade. Installé en France depuis
1975, Milan
Kundera est partout célébré pour avoir ressuscité une Europe centrale
dont
l'identité avait été annihilée par la logique bipolaire. Mais sa vision
de
l'histoire est idéalisée.
VACLAV
BELOHRADSKY. Literarni Noviny.
L’idée
d'Europe centrale aura été le premier grand thème lancé par Milan
Kundera, avec
un succès surprenant. Avant que l'écrivain tchèque ne s'en mêle, les
éditeurs
de l'Ouest traitaient les œuvres issues de la région comme de simples
témoignages sur le communisme, pas nécessairement d'une grande
importance
littéraire, mais que le « monde libre » se faisait un devoir moral de
publier. À
cette époque, il est vrai, chaque intellectuel exilé de l'Europe
communiste
avait la possibilité de vivre de l'industrie politico-culturelle qui
s'était
créée autour de la frontière entre les deux blocs. Les écrivains
séduits par
cette opportunité étaient protégés par des groupes puissants, pour
lesquels le
rideau de fer représentait un intérêt stratégique et économique. Mais
cette récupération
idéologique n'était un secret pour personne, et tous les intellectuels
indépendants étaient confrontés à ce dilemme: accepter, ou non, de
vivre « du
témoignage sur la différence entre les camps ». Je connais
personnellement des
hommes qui préférèrent la misère au moindre rôle dans ce jeu.
Umberto Eco
parle de « surinterprétation » pour décrire l'attitude de l'opinion
occidentale, qui consiste à conférer à l'œuvre un sens caché; y voir
une critique
voilée du communisme, par exemple. Face à une telle méthode de lecture,
les
auteurs eux-mêmes sont impuissants: quoi qu'ils aient écrit, ils sont
perçus
comme des hommes de 1'« au-delà communiste ». Ainsi, le plus grand
roman de
Milan Kundera, La vie est ailleurs,
fut publié pour la première fois en Italie à petit tirage dans une
traduction
étrange (manifestement réalisée à partir du français et sans doute non
autorisée par Kundera). Les critiques en parlèrent comme d'un
témoignage sur le
communisme. Peu après, le roman parut aux éditions Adelphi dans une
traduction
impeccable.
La première édition de La Plaisanterie parut à Paris dans un
français pathétique, loin du style sobre de Kundera.
À cette
époque, Kundera avait réussi à imposer l'idée d'Europe centrale comme
contexte
de son œuvre. Le roman connut alors un grand retentissement (il s'en
vendit
plus de cent mille exemplaires). De son côté, la première édition de La Plaisanterie parut à Paris dans un
français pathétique, en contradiction avec le style sobre et rationnel
de
Kundera. Et lorsque La vie est ailleurs
fut traduit pour la première fois en espagnol, on s'étonna que le
roman, qui
mettait en scène un poète, soit écrit dans une « langue platement
prosaïque ».
Un poète fut donc chargé de récrire l'intégralité du texte dans un
espagnol
plus fleuri. La première édition anglaise fut elle aussi complètement
défigurée: on y supprima un chaapitre sur le folklore morave (curiosité
est-européenne dont le lecteur occidental n'avait que faire!) et
l'ordre des
chapitres fut chamboulé afin de rendre le texte plus compréhensible. De
toute
façon, un écrivain venu de 1'« au-delà communiste» était forcément un
incapable
sur le plan artistique qui n'utilisait la fiction que comme moyen de
protestation voilé contre le système. Cette « surinterprétaation » des
œuvres
littéraires d'« Europe centrale » reflétait l'égocentrisme grossier
d'un lecteur
occidental politiquement manipulé. Milan Kundera l'affirma haut et fort
et, en
imposant la notion d'Europe centrale, il mena contre cette façon de
lire un
combat victorieux.
Plusieurs
facteurs expliquent ce succcès. Milan Kundera a émergé à un moment où,
dans
toute l'Europe, l'aversion pour l'avant-garde et sa ronflante
glorification de
la nouveauté venue « détruire le vieux monde pourri » gagnait du
terrain: elle
était de plus en plus perçue comme kitsch, lyrique. C'est dans ce
contexte que
l'écrivain tchèque a su exprimer une perception antigardiste de la
modernité,
éveillant ainsi en Europe un regain d'intérêt pour l'éblouissante
modernité
centre-européenne, dont Vienne avait été le centre. Il s'agissait là
d'une
modernité ultramoderne, mais en même temps sceptique, antilyrique, et
anti-avant-gardiste. En France et en Italie principalement, mais aussi
aux
États-Unis, c'est avec un nouuveau regard que l'on recommença à lire
les
auteurs d'Europe centrale, comme Robert Musil, Hermann Broch, Karl
Kraus, et
les philosophes linguistes, comme Ludwig Wittgenstein ou un Fritz
Mauthner à
demi oublié. Peut-être pourrions-nous résumer le message de cette
philosophie
de la façon suivante: les limites de la langue sont celles de la
réalité, tout
effort pour percer des trous dans la langue à travers lesquels nous
pourrions
voir la « réalité au-delà du langage» ne crée que des monstres, du
kitsch et de
la brutalité, des engouements absurdes comme celui pour les
avant-gardes. La
rupture entre modernité et avant-gardisme suscita donc un intérêt
extraordinaire
pour l'Europe centrale, cet espace où une « autre moderrnité » avait eu
lieu.
Il n'était plus un auteur
du “là-bas
communiste”
Le succès de
cette notion s'explique également par son intérêt stratégique. Kundera
accusait
les Européens de l'Ouest d'avoir trahi leur identité en divisant le
continent
en blocs militaires plutôt qu'en communautés de civilisation. La
disparition de
la Mitteleuropa de la carte du monde est la preuve, nous dit Kundera,
que les
Européens ont cessé d'être européens, qu'ils ont renoncé à ce qui leur
était
propre. Ils ont adopté la pensée bipolaire en oubliant ce centre de
l'Europe
qui devient, à l'ère de l'affrontement Est-Ouest, la périphérie. Mais,
dans le
monde-là, c'est toute la tradition européenne qui est devenue
périphérie. Cette
accusation de Kundera suscita une réacction profonde à travers le
continent.
Soudain, ses lecteurs modèles, ceux qui lisent ce que contient le texte
et non
ce que la vision hégémonique de l'époque nous oblige à y voir, étaient
ceux-là
mêmes qui lisaient Kafka, Musil et Roth. Il n'était plus un auteur du «
là-bas
communiste ». Ce fut une authentique révolution culturelle, pour
laquelle nous
ne lui serons jamais assez reconnaissants. Il nous restitua à l'Europe
bien
avant que nous ne revenions définitivement en son sein politiquement.
Cela étant,
je veux rappeler la face cachée de la notion d'Europe centrale, un
aspect que
Milan Kundera a oublié ou s'est efforcé de laisser de côté. Sa
percepption
n'est pas historiquement réelle. Il s'agit d'une idéalisation de
l'Europe
cenntrale, parfois à la limite du kitsch. L'écrivain oublie les démons
centre-européens que furent l'antisémitisme ou le nationaalisme hostile
aux
Lumières, le caractère antidémocratique d'une Autriche aux mains de la
noblesse, de l'Église, de la bureaucratie, de l'armée, et dont les
élites
refusaient catégoriquement la démocratie; les artistes aussi, à qui ce
régime
paraissait inesthétique. Pour eux, le Parlement n'était rien de plus
qu'une
sorte de maison de tolérance où la « vérité se prostituait ». Kundera
parlait
de sa « patrie multiculturelle ». Mais l'histoire nous révèle son vrai
visage :
le règne de la bassesse et de la haine qui finirent par anéantir la
culture
politique autrichienne. À Vienne, Karl Lüger, maire viennois antisémite
et
professeur de Hitler, a toujours un boulevard à son nom. Au fond, ne
fut-il pas
lui aussi un fils de notre « patrie multiculturelle » ? L'Europe
centrale est
une allégorie du côté sombre du XXe siècle: je pense au rôle qu'y
jouèrent,
après la Première Guerre mondiale et particulièrement après la crise de
1929,
les défenseurs de « notre vraie identité» qui combattirent sans relâche
ceux
qui « empoisonnaient nos puits et notre sang ». Je parle des hommes
installés
dans les régions frontalières, notamment dans les États créés après
1918(1). En
lisant la description de Vienne par Hitler dans Mein Kampf,
on comprend ce qu'il détesstait: l'énergie des
métropoles, si fortement exprimée par la modernité viennoise. « Celui
qui peint
l'herbe en bleu, le ciel en vert et défigure les corps de nos jeunes
filles est
soit un criminel, et sa place est alors en prison, soit un fou, et sa
place est
à l'asile! », tonna-t-il lors de l'ouverture de l'exposition « Art
dégénérés »
à Munich, en 1937. Hitler est le défenseur emblématique de « notre
vraie
L'Europe centrale est une
allégorie
du côté sombre du xxe siècle, via la glorification de sa « vraie
identité ».
identité »,
il avait honte de l'ancienne Autriche multiculturelle et, après la
Grande
Guerre, du nouvel État né de la disparition de l'empire des Habsbourg.
Konrad
Henlein (2) parlait de façon analogue : la peur de la suprématie d'«
éléments
racialement étrangers» est au cœur de son discours. Les mêmes propos
avaient
cours en Hongrie. L'Europe cenntrale, c'est aussi cela!
Le roman, expression d'une
vision
lucide du monde
La seconde
idée importante que Milan Kundera aura réussi à imposer concerne le
roman, 1'«
art le plus européen» selon lui, qu'il définit comme la découverte de
la prose
de la vie. Le romancier est là pour transcrire en prose cette vie que
nous
traduisions jusqu'alors en vers pour la rendre plus supportable. Le
roman
devient l'expression d'une vision lucide du monde, introduite dans
l'histoire
par la bourgeoisie, ainsi que le proclame Marx dans le Manifeste
du Parti communiste. Cette conversion antilyrique, au
fondement de l'Europe moderne, est une preuve du caractère unique du
continent.
Dans le registre romanesque, personne n'est ce pour qui il se prend,
toute
affirmation catégorique devient un signe de kitsch. Quand le règne de
la «
bourgeoisie » a commencé, toutes nos illusions sur le monde, sur notre
place en
son sein, ont été anéanties. Les populations des villes industrielles
ont été
contraintes de rejeter leurs vies versifiées et de regarder leur
existence «
avec lucidité ». L'aspect le plus puissant du marxisme était justement
cette
volonté de mettre en prose la misère du prolétariat, débarrassée des
racontars
religieux et moralistes versifiés. La prose libère, le lyrisme
asservit. Ce
geste antilyrique du roman fait naître entre les hommes une solidarité
nouvelle, fondée sur la mise en valeur de la prose de la vie, ce qui
n'est pas
unique mais reproductible et ordinaire. Dès lors, l'exigence de
compréhension
pénètre notre quotidien, et lui ôte son costume de vers pour le
considérer dans
sa vérité toute banale. Au sujet d'une seule et même dame, Pouchkine
écrivit «
L'instant magique! Je me souviens :/tu passas, incarnation de la beauté
vierge,/
mirage fugitif de la pureté ... », et les mots suivants, dans une
lettre à un
ami : « La nuit dernière, avec l'aide de Dieu, j'ai baisé avec Anna
Mikhai1ovna. »
Cette
conception de l'Europe moderne en tant qu'espace de conversion
antilyrique est philosophiquement
juste. Toute catégorie métaphysique est une fuite face à la vie.
Cependant, là
aussi, j'aimerais rappeler la face cachée de cette vision. Kundera le
répète
dans plusieurs de ses essais: « Chaque homme cherche semmpiternellement
à
changer sa vie en mythe, en d'autres termes il cherche à la transscrire
en vers
(en mauvais vers, le plus souvent) [ ... ]. Si le roman est un art et
non pas
seulement un genre littéraire, c'est que la découverte de la prose est
sa
mission ontologique qu'aucun autre art ne peut assumer entièrement. Il
apparrtient également au romancier d'être le seul maître de la
différence entre
l'essenntiel et le superflu [ ... ]. En commençant par lui-même, chaque
romancier devrait
« Si le roman est un art,
c'est que
la découverte de la prose est sa mission, qu'aucun autre art ne peut
assumer. »
éliminer
tout ce qui est secondaire, prôner pour lui et pour les autres la
morale de
l'essentiel. » Mais une telle conception du romancier n'est-elle pas
elle-même
un mythe? À l'origine de l'œuvre se trouve la conversion antilyrique
d'un homme
qui, s'étant « éloigné de lui-même, se voit soudain à distance». De
cette
expérience naît cette implacable vérité du roman « qu'aucun homme n'est
celui
pour qui il se prend, que ce malentendu est général, élémentaire, et
qu'il
projette sur les gens la douce lueur du comique ». Mais la vérité
prosaïque du
roman semblerait ne pas valoir pour les découvreurs de la prose de la
vie
eux-mêmes, pour les romanciers! L'auteur seul semblerait avoir le
privilège de
rester « celui pour qui il se prend ». Cette illusion constitue une
autre face
cachée de la vision qu'a Kundera du roman et de l'Europe. La
démystification de
l'auteur est un des grands thèmes des années 1980 que Kunndera a
totalement
négligé.
La troisième idée
importante sur laquelle Kundera a
abondamment écrit est celle de l'Europe en tant qu'espace de lutte
systématique
contre la bêtise. Dans la partie « Une Europe oubliée » du Rideau,
Kundera rappelle une phrase écrite par le philosophe et
écrivain alleemand Friedrich Schlegel à la fin du XVIIIe siècle: « La
Révolution française, Wilhelm Meister
de Goethe et la doctrine de la science de Fichte sont les plus grandes
tendances
de notre époque.» « Mettre un roman et un livre de philosophie sur le
même plan
qu'un immense événement politique, écrit Kundera, c'était cela,
l'Europe; celle
née avec Descartes et Cervantès, l'Europe des Temps modernes. Difficile
d'imaginer quelqu'un ayant écrit, il y a trente ans : la
décolonisation, la critique
de la technique de Heidegger et les films de Fellini incarnent les plus
grandes
tendances de notre époque. Cette façon de penser ne répondait plus à
l'esprit
du temps. » Voici une interprétation profonde de l'Europe. Nous pouvons
faire
la différence entre la bêtise et l'erreur. L'erreur appartient au
domaine de la
raison, qui se développe à force de discerner ces erreurs. La bêtise
est
quelque chose d'autre, elle
est l'incapacité de comprendre les limites historiques de nos points de
vue. En
d'autres termes, la bêtise est l'incapacité de penser une œuvre
littéraire et
une action comme des événements de même importance. Pourtant, il est
spécifiquement européen de se laisser guider dans ses actes non
seulement par
une connaissance spécialisée et la capacité d'atteindre ses objectifs,
mais
aussi par le recul pris par rapport à ces objecctifs, nécessaire pour
comprendre que ce ne sont que des réponses aux questions posées par les
démons
qui tiennent les fils auxquels nous sommes suspendus. Ces questions,
auxquelles
répondent nos actes, sont avant tout dévoilées par l'œuvre d'art, voilà
pourquoi il est nécesssaire de penser la Révolution française et Wilhelm Meister simultanément.
Le brouillard du présent
Mais voyons
la face oubliée de cette conception de l'Europe. Dans Les
Testaments trahis, Kundera nous reproche d'accuser Maïakovski,
Heidegger et Céline d'avoir collaboré avec le communisme ou le nazisme:
selon
lui, nous ne nous rendons pas compte qu'ils vivaient et agissaient dans
le
brouillard, sans compter qu'il est facile de les juger aujourd'hui, une
fois le
brouillard disssipé. De façon surprenante, Kundera reprend ici les
illusions de
la conception avant-gardiste de la modernité selon laquelle le passage
entre
passé et présent est perçu comme une libération des ténèbres, du
brouillard du
passé. Or le brouillard fait tout autant partie du présent et chacun
peut
contempler, derrière le brouillard de son présent, le brouillard du
présent
passé, au sens où l'entend saint Augustin: « C'est improprement que
l'on dit:
il y a trois temps, le passé, le présent, le futur; mais sans doute
dirait-on
correctement : il y a trois temps, le présent des choses passées, le
présent
des choses présentes, le présent des choses futures. » Le brouillard
est le propre
de chaque présent, aucun jugement ne peut être proféré à un moment sans
brouillard. Dans le brouillard de notre présent, nous jugeons ceux qui
ont agi
dans le brouillard du présent passé, et, souvent, nous redoutons les
angoisses
de « ceux qui agirent jadis ». Le dilemme tragique du président
tchécoslovaque
Edvard Benes (3) en 1938 est tout aussi voilé par le brouillard
aujourd'hui
qu'il l'était au moment du traité de Munich. Il est étrange que Kundera
ait pu
croire à la venue d'un tel « présent sans brouillard ». Quelle naïveté
bien peu
kunderienne! +
Cet article
est paru dans le Literární Noviny
du 24 mai 2010. Il a été traduit par
Jean-Gaspard Pálenícek.
(1) La
dissolution de l'empire des Habsbourg entraîna le partage du territoire
de
l'ancienne Autriche-Hongrie et la création de plusieurs États en Europe
centrale,
dont la Tchécoslovaquie. Ce partage provoqua des mélanges de
populations. Les
Sudètes, par exemple, à la frontière germanotchèque, étaient peuplées
majoritairement d'Allemands qui réclamaient la séparation. De même, les
Hongrois se retrouvant sur le territoire tchécoslovaque exigeaient la
redéfinition des frontières.
(2) Konrad
Heinlein était un politicien pronazi de la Tchécoslovaquie de l'
entre-deux-guerres,
leader du parti allemand des Sudètes, Emprisonné en 1945, il s'est
suicide.
(3) Sous la
pression de la France et de l'Angleterre qui avaient signé les accords
de
Munich avec Hitler, Edvard Benes finit par en accepter le diktat,
scellant ainsi
la mort de la Tchécoslovaquie.