Anna
Politkovskaïa
Honorée
par le Pen Club international en 2002, récompensée
par le prix européen du Journalisme et de la Démocratie en 2003, Anna
Politkovskaïa, ici à Oslo
en 2005, voyageait beaucoup. Photo : F. Naumann.
C’était une des grandes plumes libres de la presse
russe.
Elle s’apprêtait à sortir un dossier explosif sur la Tchétchénie. On
l’a
abattue dans l’ascenseur de son immeuble.
La
Russie et la presse mondiale viennent de perdre une
grande dame. Samedi 7 octobre, vers 17 heures, Anna Politkovskaïa, 48
ans, grand
reporter, a été abattue de plusieurs balles dans l’ascenseur de son
immeuble à
Moscou. Alors que toutes les capitales s’indignaient, le Kremlin est
resté muet
pendant 48 heures. Cet assassinat serait lié aux enquêtes en
Tchétchénie de
cette journaliste éprise de vérité. Depuis 1999, Anna Politkovskaïa n’a
cessé
de dénoncer la violence, la corruption et le cynisme du régime de
Vladimir
Poutine. Alors que la quasi-totalité des médias russes est désormais
aux ordres
du pouvoir, grâce à Anna, « Novaïa Gazeta », son journal, est resté un
des
derniers espaces de liberté. Anna l’a payé de sa vie. En 2001, elle
avait été
enlevée par des militaires. En 2004, alors qu’elle se rendait à Beslan
où des
terroristes avaient pris près d’un millier d’enfants en otages, on lui
a servi
du thé empoisonné dans l’avion. Récemment, une femme lui ressemblant
avait été
tuée dans leur cage d’escalier commune. Douze journalistes ont été
assassinés
en Russie sous Poutine. Le dernier livre d’Anna Politkovskaïa, non
publié dans
son pays, vient de sortir en France.
Son titre : « Douloureuse Russie ».
Récemment,
Anna etait tombée amoureuse d’un Norvégien. Il
voulait l’épouser et l’accueillir chez lui avec ses enfants. Elle a
refusé.
Elle se sentait investie d’une mission.
Je
sais
que l’on peut me tuer à tout moment. » C’était il y a un peu plus d’un
an. Anna
Politkovskaïa était à Paris pour la promotion de son livre « La Russie
selon
Poutine »1. Son rédacteur en chef venait de lui faire part d’une énième
menace
de mort à son encontre. Les cheveux blanchis avant l’âge, Anna
Politkovskaïa
était fataliste. Etre encore en vie, « tenait, disait-elle, du miracle
». A
force de vivre habitée par la mort, elle avait, semble-t-il, cessé
d’avoir peur
pour elle. Du moins refusait-elle d’en parler sérieusement. « Quand
elle disait
au revoir, elle riait et ajoutait “si Dieu le veut”, se souvient
Raphaël
Glucksmann, fils d’André, réalisateur et membre de l’association Etudes
sans
frontières. Elle savait qu’elle risquait de mourir à chaque instant. »
Anna
avait déjà fait le douloureux apprentissage de la mort, victime à
quatre
reprises de tentatives d’assassinat. Un empoisonnement sur la route de
la prise
d’otages de Beslan, un simulacre d’exécution en Tchétchénie… Et,
surtout, le
souvenir de cette voisine, une femme sans histoires, qui lui
ressemblait,
assassinée dans sa cage d’escalier, erreur probable d’un tueur à gages,
la
hantait. Sans compter les tentatives d’intimidation, les micros
retrouvés dans
sa voiture.
Ce
samedi 7 octobre, « ils » ne la rateront pas. Anna
Politkovskaïa se gare à proximité de son immeuble, rue Lesnaïa, dans le
centre-ville. Les bras chargés de paquets, elle descend de voiture.
Elle ne
repère sûrement pas l’homme qui la suit. Il monte avec elle dans
l’ascenseur.
C’est là qu’il la tue, de plusieurs balles. Puis, alors qu’elle baigne
dans son
sang, il tire une dernière fois. Dans la tête. « Un tir de contrôle »
pour
s’assurer qu’elle est bien morte. Sa casquette vissée sur la tête, cet
homme
plutôt grand et mince, vêtu d’une veste sombre, ce M. Tout-le-Monde,
sort par
la porte principale, avant de se fondre dans la foule. C’est une
voisine qui
trouvera le corps d’Anna Politkovskaïa, à 17 h 15, heure de Moscou. A
ses
côtés, quatre douilles, et un revolver Makarov 9 mm, arme habituelle
des
services secrets russes. Son meurtre est l’œuvre d’un professionnel.
Anna
Politkovskaïa avait 48 ans. Elle aurait pu choisir une
autre vie. Fille d’un diplomate ukrainien en poste à l’Onu, elle est
née à New York
le 30 août
1958. « Son père pouvait se procurer des livres interdits, raconte son
éditeur
Jean-François Bouthors. C’est ainsi qu’elle a lu les opposants russes,
qui ont
nourri son âme. Elle y a puisé sa force de caractère, son exigence de
justice,
sa radicalité. » Pourtant, c’est presque par hasard que la guerre en
Tchétchénie était entrée dans sa vie. Adepte d’un journalisme social,
Anna a
d’abord écrit sur les orphelins, les retraités, les inégalités de la
Russie
postsoviétique. Elle n’a pas travaillé sur la première guerre de
Tchétchénie
(1994-1996). Mais c’est celle-ci, en déversant ses 7 millions de
réfugiés, qui
est venue à elle.
Avec
la seconde guerre de Tchétchénie, Anna Politkovskaïa
est devenue le symbole de la lutte contre le mensonge d’Etat, contre le
président Vladimir Poutine, pour la démocratie. Elle seule osait encore
dénoncer les crimes commis par les autorités russes en Tchétchénie.
Elle
travaillait pour « Novaïa Gazeta », un bihebdomadaire, dernier journal
d’opposition. Au fil de ses quatre ouvrages, et notamment dans « La
Russie
selon Poutine », elle dressait le tableau d’un Etat extrêmement
corrompu, sous
contrôle, proche des milieux mafieux et faisant régner la terreur.
Médias,
justice, forces armées, économie, politique, tous les rouages du
pouvoir
étaient sous contrôle.
Féminine
et coquette, portant toujours de jolies boucles
d’oreilles, les yeux cerclés de lunettes en métal, Anna Politkovskaïa
était
d’une douceur étonnante. Sa voix, son regard, tout chez elle révélait
une
profonde humanité. « Avant de la rencontrer je lisais ses articles et
j’imaginais une femme très dure, raconte Milana Terloeva, jeune
Tchétchène de
28 ans, auteur de“Danser sur les ruines”. En fait elle était très
douce, pleine
d’humour. » La photographe Françoise Spiekermeier se souvient de cette
professionnelle constamment sur le qui-vive. « Elle avait une apparence
très
calme, en même temps elle était toujours en éveil, passionnée par les
sujets
qui l’intéressaient. Elle était mue par un besoin de vérité.
L’injustice, la
violence, surtout celle
de l’Etat, l’insupportaient. » C’est pour toutes ces raisons que,
malgré les
menaces, Anna Politkovskaïa refusait d’abandonner. Elle s’était même
impliquée
au-delà de son rôle de journaliste. « Elle était à elle seule une sorte
d’O.n.g. dernier recours, témoigne Galia Ackerman, sa traductrice et
amie. Elle
transportait des médicaments, elle avait personnellement aidé à
l’évacuation
des retraités pendant l’assaut de Grozny
par les forces russes. Pour des centaines de personnes, des Tchétchènes
isolés
dans des villages de montagne, elle représentait la seule lueur
d’espoir pour
retrouver un fils ou le cadavre d’un proche tué par les soldats russes.
C’est à
elle que les familles des otages du théâtre de la Doubrovka, à Moscou
en 2002,
donnaient leur confiance pour obtenir justice. Alors, quand des
centaines voire
des milliers de personnes comptent sur vous, on ne peut plus
abandonner. » Anna
Politkovskaïa vivait avec ses tripes.
Dans
cette vie au cœur de la misère et des drames humains,
il n’y avait plus de place pour une vie normale. Anna Politkovskaïa
avait tout
sacrifié, même son mariage. Son mari, célèbre journaliste de
télévision, lui
avait fixé un ultimatum : « C’est moi ou la Tchétchénie. » Elle choisit
la
Tchétchénie et divorce en 1999. Elle refusait qu’on s’apitoie sur elle,
car,
disait-elle, ce qu’elle subissait était un moindre mal par rapport aux
violences dont elle était témoin. Mais, rappelle Françoise
Spiekermeier, « elle
était bien entourée. Ses collègues l’estimaient beaucoup. Son rédacteur
en chef,
malgré les pressions, la soutenait. Cette grande solidarité autour
d’elle lui
permettait de continuer ». Récemment, elle avait rencontré en Norvège
un homme
dont elle était tombée très amoureuse. Il voulait l’épouser. Il voulait
qu’elle
s’installe avec ses enfants, dans son pays. Anna était une belle femme,
jeune,
la vie devant elle… Mais elle a refusé. Elle ne pouvait plus faire marche arrière.
Elle se
sentait investie d’une mission : écrire pour l’avenir, pour ses
enfants, ses
futurs petits-enfants et pour une Russie meilleure.
Des
amis et sympathisants ont déposé bouquets et banderoles
devant le domicile d’Anna. « Novaïa Gazeta », le journal pour lequel
elle
travaillait, a offert une récompense de 745 000 euros à celui qui
identifierait
le tueur.
«
Son fils Ilya, âgé de 30 ans, et sa fille Vera, 28 ans,
étaient tout ce qui lui restait, raconte Galia Ackerman. Anna était une
très
bonne mère. Ils étaient très soudés. A plusieurs reprises, ils l’ont
poussée à
être plus prudente, mais ils respectaient son choix de vie. A part ses
enfants,
elle n’était pas sur la même longueur d’onde que ses concitoyens. Je ne
sais
pas si elle avait
tellement d’amis, mais elle savait profiter de quelques rares instants
de joie.
Un jour à Paris, lors de la promotion de “La Russie selon Poutine”,
nous avions
une heure de liberté. Nous avons acheté une robe. Anna était comme une
petite
fille. Plus tard, je suis allée à Moscou. Elle la portait. Elle m’a dit
: “Je
la mets depuis un an, tout le temps.” » Et tous ses proches se
souviennent de «
ses rires, de son sourire, de sa luminosité », comme un défi aux
horreurs
qu’elle côtoyait. Malgré tous ses sacrifices, Anna Politkovskaïa disait
n’avoir
jamais regretté être allée en Tchétchénie : « C’est une chance d’avoir
pu aider
les gens qui y vivent. C’est un bonheur. »
“une
revolution orange n’est pas envisageable chez nous.
Elle sera rouge, couleur du sang”
Anna
Politkovskaïa parlait un anglais très hésitant. Et si
les frontières de son engagement s’arrêtaient à l’ex-U.r.s.s., elle
existait
aussi et surtout grâce au monde occidental. Dans son pays, par peur de
représailles, aucun éditeur n’a jamais accepté de la publier. Vera
voulait
mettre le livre de sa mère « La Russie selon Poutine » en libre accès
sur un
site Internet, afin qu’il soit enfin diffusé en Russie. Gagnant 700
dollars par
mois, « quand elle était payée », elle vivait essentiellement de ses
droits
d’auteur. Elle n’attendait plus rien de l’Europe qui, disait-elle, « à
travers
la voix de tous ses dirigeants, a clairement énoncé qu’elle soutenait
Poutine
même s’il était le plus mauvais des mauvais ». Dans son dernier livre,
elle
prédisait que le changement viendrait de l’extrême gauche. « Une
révolution
orange n’est pas envisageable chez nous, pas plus que celle de la rose
ou des tulipes. Notre
révolution à nous sera rouge. De la couleur des communistes ; de la
couleur du
sang. »
Elle
nous avait raconté la difficulté d’être journaliste
dans son pays. « La censure est omniprésente, l’accès à l’information
fermé.
Pour la Tchétchénie, si nous avons le droit d’écrire sur la
reconstruction ou
sur certaines arrestations de terroristes, il est interdit d’enquêter
sur le
sort des disparus ou de faire le lien entre la guerre et les attentats
terroristes, qui sont, selon la version officielle, le fait d’Al-Qaïda.
La
corruption est un sujet banni et les membres de l’opposition doivent
être
salis. Critiquer Poutine est évidemment impossible. L’administration
nous dit
ce sur quoi nous pouvons écrire. Si un journal désobéit, il est alors
privé de
publicité, monopole du pouvoir depuis 2004. Mon journal survit avec
difficulté.
»
Dans
sa dernière interview, accordée à la radio indépendante
Radio Svoboda, elle annonçait la publication lundi 9 octobre d’une
grande
enquête sur la torture en Tchétchénie. Elle est morte deux jours trop
tôt. Sans
avoir pu envoyer l’article à son journal. Ce papier était-il celui de
trop ?
Ramzan Kadyrov, Premier ministre tchétchène et homme de paille du
Kremlin,
avait juré sa mort. Mais il n’était pas le seul. Il y a un an, la Douma
avait
établi une liste des ennemis de l’Etat russe. Elle arrivait en première
position. « Depuis des années, elle recevait des menaces de mort,
explique
Galia Ackerman. Elle a dénoncé beaucoup d’officiels, de militaires
bourreaux de
Tchétchènes ou d’autres Russes. Si elle
s’est occupée essentiellement de la Tchétchénie, elle s’est aussi
intéressée à
des affaires mafieuses. Tous ses articles, environ 50 par an, étaient
explosifs. Elle y nommait des personnes coupables de crimes, dont
certaines ont
été jugées après publication. Et les vengeances prennent du temps. »
Son
journal, qui compte parmi ses actionnaires l’ancien président Mikhaïl
Gorbatchev et le député Alexandre Lebedev, a offert une récompense de
745 000
euros pour celui qui identifierait son assassin. Mais en Russie ils
sont peu à
penser qu’il sera un jour découvert. Car, pour tous, il a bénéficié de
la
complicité des plus hauts responsables de l’Etat.
«
J’ai peur. » Ainsi Anna Politkovskaïa concluait son
journal intime2. Non pas tellement pour elle, plutôt pour l’avenir de
son pays.
A la fin du mois de juillet dernier, elle avait rencontré son agent
britannique, Toby Eady, pour évoquer le projet d’un nouveau livre. «
Elle
voulait écrire sur les quatre attentats qui l’avaient visée, et sur les
raisons
pour lesquelles les autorités russes voulaient la tuer. Je lui ai
demandé de
quitter son pays, trop dangereux pour elle. Elle m’a rétorqué : “Je ne
partirai
pas avant Poutine.” Et en riant, elle m’a demandé : “ Si je meurs avant
d’avoir
pu écrire le livre, mes enfants devront-ils rembourser l’avance sur mes
droits
d’auteur ?” Elle devait rendre les épreuves avant la fin de l’année. »
Elle n’a
pas eu le temps de le finir. « Elle savait très clairement qui allait
la tuer,
affirme son agent : les proches de Poutine. » Et tel un cadeau au
président
russe, Anna Politkovskaïa est morte le jour des 54 ans du maître du
Kremlin.
Deux semaines plus tôt, il avait reçu la Légion d’honneur des mains du
président Jacques Chirac.
1.
« La Russie selon Poutine », traduction de Valérie
Dariot, éd. Buchet-Chastel. 2. « Douloureuse Russie. Journal d’une
femme en
colère », traduction Natalia Rutkevich, sous la direction de Galia
Ackerman,
éd. Buchet-Chastel.
Auteur : Caroline Fontaine