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Aux yeux de Sebald

Un riche ouvrage collectif rassemble divers écrivains pour rendre hommage à l'auteur allemand des Anneaux de Saturne, disparu il y a dix ans. Nous publions une de ces contributions.

Par Thierry Hesse

Dix ans ont passé depuis que Sebald s'est tué sur une route de Norwich dans un accident de voiture. Je songeais ces jours-ci à sa disparition, quand me sont revenues les images du début d'Austerlitz, son tout dernier roman. En ouvrant le livre, on ne peut manquer d'être saisi par les quatre paires d'yeux qui, sur une double page, vous regardent sans ciller. Comme Sebald nous a quittés peu après que l'ouvrage a paru, je suis tenté de voir dans ces quatre regards un signe, une prédiction. Sebald devait certes ignorer son destin, mais je reste frappé qu'il ait choisi ces quatre illustrations pour les premières pages d'Austerlitz. À qui donc appartiennent ces yeux? À gauche, il s'agit de regards d'animaux, des animaux nocturnes, inquiets ou aux aguets - probablement est-ce un maki et un grand-duc. À droite, ce sont des regards d'hommes. Le premier pourrait être celui de Ludwig Wittgenstein. Des yeux qui montrent encore de l'inquiétude. J'y reconnais aussi de la sagacité et de l'orgueil (dans le bon sens du terme). Pour le personnage au-dessous, aucune de mes hypothèses ne l'emporte. Néanmoins ces deux hommes, j'en jurerais, sont des êtres de savoir et de discernement. Je dirais: un artiste et un philosophe.
Ces quatre paires d'yeux, contenues dans quatre rectangles en noir et blanc, illustrent l'étrange récit qui entame Austerlitz. Le narrateur, alter ego de l'écrivain, évoque un séjour dans la ville d'Anvers, en Belgique, durant les années 1960. Au cours de ce séjour, il fut en proie à un bizarre sentiment de malaise. Ce malaise, confie-t-il, le poussa à pénétrer une fin d'après-midi dans le Nocturama municipal, petite enclave du jardin zoologique, que l'on réserve aux animaux nocturnes. Après nous avoir sommairement décrit le lieu et quelques-uns de ses occupants - de ses captifs, dirais-je -, le narrateur nous apprend qu'au fil des ans son souvenir du Nocturama d'Anvers s'est peu à peu confondu avec celui de la salle des pas-perdus de la gare centrale, où il pénétra aussi ce jour-là. Cette confusion de souvenirs ne s'explique pas seulement, poursuit le narrateur, par le fait que le bâtiment de la gare est voisin du jardin zoologique, mais surtout parce que sa salle des pas-perdus, en raison même du jour qui déclinait, de l'aspect sombre du lieu et de la petitesse des voyageurs et des badauds présents - petitesse relative aux dimensions monumentales de l'édifice -, lui apparut «comme un second Nocturama». D'autant, ajoute-t-il, que l'idée l'a effleuré, en observant ces hommes errant sous l'immmense coupole de la gare, que ceux-ci portaient sur le visage “la même expression d'accablement que les bêtes du zoo”.
Tandis que je songeais à Sebald et à ses pérégrinations aussi troublantes que mélancoliques à travers l'Europe du XXe siècle, j'ai découvert, en sortant un livre de ma bibliothèque, une curieuse coïncidence. À peu près à la même époque que l'écrivain allemand, le médecin et philosophe français Georges Canguilhem se rendit lui aussi en Belgique. Canguilhem, qui enseignait à ce moment-là à la Sorbonne, représentait une autorité intellectuelle de premier plan dans le domaine de l'histoire de la biologie. L’Institut des hautes études de Bruxelles l'avait invité pour une conférence. Précisément, c'est le 9 février 1962, dans une des salles de l'Institut bruxellois, devant des dizaines, peut-être des centaines de paires d'yeux, que le philosophe français fit une communication remarquée, intitulée: « La monstruosité et le monstrueux ».
Sebald n'en fait - j'avoue que, rétrospectivement, cela m'a surpris - aucune mention dans Austerlitz. Le texte de la conférence, publié en France à la fin des années 1980, est pourtant connu.

Le monstrueux, c'est l'homme
Cái quỉ ma, là con người.

À Bruxelles, Georges Canguilhem, face à un public distingué, composé de savants, de philosophes, de nombreux professeurs et étudiants, affirma en premier lieu qu'il « faut réserver aux seuls êtres vivants la qualification de monstres ». Il n'existe pas, dit-il, de monstre minéral, pas davantage de monstre mécanique. Seule la nature vivante est capable de produire des anomalies, des êtres extraordinaires, des individus hors norme, tel un mouton à cinq pattes ou un poulet cyclope. Cela dit, continua Canguilhem, le vivant, contrairement à une idée reçue, est pauvre en monstres, car les organismes ne peuvent se transformer en monstruosités que dans les tout premiers moments de leur développement, c'est-à-dire dans un intervalle de temps limité. En revanche, le monstrueux, souligna-t-il, ne possède aucune limite. «Qu'est-ce que le monstrueux? », s'interrogèrent sans aucun doute plusieurs personnes dans l'assistance.
A une centaine de kilomètres environ de Bruxelles et de la salle feutrée de l'Institut des hautes études où Canguilhem donnait sa conférence, se trouve la ville de Bois-le-Duc, dans le Brabant. Cinq siècles plus tôt, Hieronymus Bosch y naquit, et les créatures effrayantes et difformes qui peuplent ses tableaux, en particulier Le jatdin des délices avec sa vision angoissante de l'enfer, ont pu fournir un bon exemple au philosophe. On y découvre des formes humaines et animales que la vie ne saurait produire, des combinaisons insolites d'organes, des hybrides impossibles, êtres mi-dindon mi-dragon, mi-homme mi-hibou, avec des jambes en pots de terre, des bustes en coquilles d'œufs. C'est la culture, affirma Canguilhem, qui engendre, tout particulièrement en peinture et en poésie, le monstrueux. Et l'art, ajouta-t-il, est riche de ces mondes fantastiques, où règne et prolifère une imagination déblidée. La science toutefois, qui peut, à partir du XIXe siècle, expliquer la monstruosité biologique, ne reconnaît pas le monstrueux. Elle le relègue au domaine de la divagation mentale. Ainsi, pour Paul Valéry, « le complément nécessaire d'un monstre c'est un cerveau d'enfant ». Autrement dit, le monstrueux est une irréalité grotesque, sans consistance pour un esprit qui raisonne et n'ignore pas que la nature vivante est ordonnée. Des anomalies peuvent certes s'y produire, mais la science les justifie: un mouton à cinq pattes est moins une exception qu'une réaffirmation de la règle selon laquelle les moutons naissent pourvus de quatre pattes. Il n'y a finalement rien de monstrueux dans la nature, rien de monstrueux dans les monstruosités biologiques, rien de monstrueux dans les monstres le monstrueux c'est l'homme.
Telle fut, ce jour-là l’une des Idées fortes de la conférence du philosophe spécialiste de la vie. Or cette idée de la monstruosité humaine me ramena soudain à Sebald dont une grande partie de l'œuvre nous expose, À lire comme nous le savons, un monde humain de W. G. Sebald ruiné, effondré pièce après pièce par une quasi implacable de fléaux.
Notre histoire récente (dont Austerlitz nous offre un tableau bouleversant) n'est-elle pas aussi une histoire monstrueuse? Et pourquoi donc le monstrueux devrait-il se cantonner, comme le pense Canguilhem, à l’art, à la peinture, à la poésie? N'est-il pas avant tout une catégorie politique? (Et la peinture de Bosch dirais-je, une peinture politique?)
Je me souviens qu'à Bruxelles, non loin de l'Institut des hautes étuudes où le philosophe donna sa conférence, tout un quartier est dominé, même écrasé, par le palais de Justice. Ce bâtiment gigantesque, aux innombrables pièces, escaliers et couloirs, composé de soixante mille mètres cubes de pierre de taille, fut inauguré en 1883 et constitue, dit-on, l'une des constructions les plus monumentales de la planète. Il est l'œuvre de l'architecte Joseph Poelaert, protégé du roi Léopold Ier qui entendait sûrement, avec un édifice pareil, imprimer dans l'esprit de ses sujets une crainte tenace et l'obéissance à la loi. Longtemps les hommes qui passèrent à proximité du palais de justice de Bruxelles ont dû ressentir, à l'instar des voyageurs déambulant sous l'immense coupole de la gare d'Anvers où nous conduit le narrateur d'Austerlitz, un accablement proche de celui éprouvé par les bêtes du zoo, non seulement enfermées dans des cages, privées de liberté, mais effrayées, suppose Sebald, par l'éclairage artificiel qu'on leur impose quotidiennement, une fois la nuit tombée, et ceci, explique-t-il, afin de “simuler le lever du jour sur leur univers miniature”.
Le monstrueux, affirmait encore Canguilhem en 1962 à Bruxelles, c'est l'invention délirante, le rêve scabreux, l'expérimentation diabolique. Or l'œuvre de Sebald ne nous fait-elle pas visiter, pour notre élévation comme pour notre effroi, maints édifices politiques ayant écrasé l'Europe et jeté dans l'ombre des pans entiers de notre culture et de notre existence, qui ne subsisteraient plus aujourd'hui que sous la lumière du souvenir, et celle aussi - heureusement - de la littérature, nous plongeant pour le reste dans un sinistre Nocturama? +
« Nocturama ", in Face à Sebald © Inculte

Le Magazine Littéraire Janvier 2012

Ainsi, pour Paul Valéry, « le complément nécessaire d'un monstre c'est un cerveau d'enfant »: Bộ óc con nít, là không thể thiếu, một bổ túc cần thiết để hoàn tất 1 con quỉ.  

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Nocturama

10 năm đã qua, kể từ khi Sebald tử nạn xe hơi trên 1 con đường ở Norwich. Tôi nghĩ tới những ngày ông ra đi và những hình ảnh ở đầu Austerlitz, cuốn sau cùng của ông, bỗng dưng trở về. Mở cuốn sách là bạn đập ngay bởi bốn cặp mắt, trên trang kép, nhìn bạn không chớp mắt.