Quần Ðảo Solzhenitsyn:
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L’archipel
Soljenitsyne
Alexandre
Soljenitsyne. Le Courage d'écrire,
Georges Nivat [dir.], éd. des Syrtes, 536
p., 65 €.
Par Veronika
Dorman
Le célèbre
exergue de L'Archipel du goulag
condense la vocation de son auteur: « A tous ceux à qui la vie a manqué
pour
raconter cette histoire ". Contrairement aux milliers d'anonymes muets
auxquels il a prêté sa voix pour crier au crime et à l'imposture,
Alexandre
Soljenitsyne a eu une longue, très longue vie, qu'il a presque
entièrement
consacrée à « raconter cette histoire» de mensonge et de violence,
d'oubli
forcé et de déshumanisation programmée que fut le régime soviétique. À
rebours
de la mythomanie totalitaire, Soljenitsyne s'est fait le chroniqueur
d'un
siècle mutilé, en subordonnant sa destinée à celle de son œuvre
littéraire,
sans lâcher le crayon en prison ou au camp ni s'arrêter devant les
périls de la
clandestinité une fois libéré, convaincu qu'en dernière instance la
vérité du verbe
sauverait le monde. Ainsi, pour l'écrivain-lutteur, vivre et écrire ont
été
synonyme, relevant d'une même audace et d'un pareil impératif. En Union
soviétique,
entre le bagne et le bannisssement, dans l'anonymat de la relégation
lointaine
puis la clandestinité des datchas d'amis fidèles, en exil aux
États-Unis, dans
l'isolement paisible de sa maison à Cavendish, de retour enfin en
Russie, à
l'écart du tumulte de la capitale, dans le pavillon familial construit
sur
mesure à Troitse-Lykovo, Alexandre Soljenitsyne n'a cessé de travailler
pour
restituer à la Russie son hisstoire et son identité, sa langue et sa
mémoire.
Entre
catalogue d'exposition et petite monographie illustrée, Alexandre
Soljenitsyne. Le Courage d'écrire raconte la destinée de
l'écrivain à travers la matélialité de son écriture. Compilé à partir
d'une exposition
organisée à la Fondation Bodmer de Genève, l'album reconstitue la vie
et
l'œuvre de Soljenitsyne à l'aide d'images de manuscrits, de
tapusscrits, de
blocs-notes de camp et de carnets de voyage, de correspondance avec ses
amis et
ses éditeurs, de photographies de lui et par lui, objets personnels de zek (détenu) et d'homme libre. Natalia
Soljenitsyne, compagne de vie et de lutte, relectrice et rédactrice,
véritable sparring partner, désormais vestale de
sa mémoire et gardienne de son héritage, s'est plongée dans les
colossales archives
de son époux pour y puiser quelques éléments essentiels. À sa suite,
guidé par
ses légendes et les éclairages donnés par le slaviste Georges Nivat, le
lecteur
est invité à pénétrer dans le laboratoire littéraire du Prix Nobel,
dans
l'intimité d'un manuscrit autographe ou d'un cliché familial inédit.
Tous les
textes avant l'expatriation forcée ont une histoire propre, une
destinée
hasardeuse, tributaire de la fidélité des adjuvants et de la malice des
opposants, de la conception à la publication, pouvant faire l'objet
d'un récit
en soi. L'une des pièces les plus précieuses des archives de
Soljenitsyne est
sans doute le manusscrit de L'Archipel du
goulag, rédigé fiévreusement presque d'une seule traite, en deux
hivers,
dans son « repaire » estonien, une métairie non loin de Tartu. «j'avais
fusionné avec mon sujet, loin du monde, et mon but ultime était que de
cette
fusion naquit L'Archipel, dussé-je y
perdre la vie », écrira-t-il plus tard dans ses Invisibles.
La liasse autographe est demeurée enfouie dans la
terre, en Estonie, tour le temps de l'exil de l'écrivain, pour ne lui
être
restituée qu'à la fin des années 1990, tandis que l'éditeur parisien
Nikita
Struve avait publié dès 1973 le premier tome de la « bombe ", passée en
Occident sous forme microfilmée. Poussée à l'extrême pendant la
rédaction de son
essai d'investigation littéraire qui ébranla le monde, cette capacité
de se
fondre dans le travail, au détriment de tout ce qui l'entoure, était
l'une des
caractéristiques principales de Soljenitsyne, le secret de sa
prodigalité. «
Être avare de son temps et le rendre aussi dense que possible" (Aime la Révolution!) fut sa devise. À
l'image des innombrables pages
noircies d'une écriture en « graine d'oignon" recto verso, premières
rédactions manuscrites de ses œuvres. Ses petits blocs-notes qu'il
emportait partout,
les cahiers où il consignait ses lectures et réflexions, tout était
matière
première pour le travail en cours ou à venir. Même privé de la
possibilité physique
d'écrire, au goulag, le corps meurtri par le labeur et l'esprit
affranchi du «
fardeau des connaissances pétulantes et inutiles" (L'Archipel),
Soljenitsyne n'a pas cessé de composer, en mémorisant
par cœur les milliers de vers du poème Dorojenka
ou de la pièce Le Banquet des vainqueurs
qu'il n'avait pas droit
de consigner sur le papier. Au camp d'Ekibastouz, le matricule CH-262
mêlait,
dans un carnet, à la comptabilité des briques alignées celle des lignes
«
écrites", puis les récitait, encore et encore, comme les versets d'une
litanie, en égrenant un chapelet de liège.
Le Courage d'écrire révèle également les
mécanismes de
la conception de la pièce maîtresse de la biographie de Soljenitsyne
autant que
de sa bibliographie, La Roue rouge,
fabriquée patiemmment et
méthodiquement pendant vingt ans. L'idée d'investiguer sur les causes
de la
révolution de 1917, d'en explorer la préhisstoire, vint au jeune
Soljenitsyne à
l'âge de 17 ans. Depuis cet instant où le projet s'est “abattu” sur
lui, il n'a
cessé de rassembler les matéliaux de son épopée historique: cahiers de
notes de
« La Russie dans l'avant-garde" sur la Première Guerre mondiale, en
1937-1939 ; chapitres rédigés en secret dans la prison spéciale Marfino
en
1948; manuscrits-fleuves écrits au Vermont; cartothèque au classement
rigoureux
selon un système d'enveloppes ramifiées (plus de 250 pochettes), triant
tous
les matériaux et documents collectés par thèmes, questions ou
personnages. Alexandre Soljenitsyne. Le Courage d'écrire
dévoile l'arsenal de l'écrivain et permet de nouer un rapport plus
personnel
avec l'homme inaccessible dont la parole nous est si familière, de lire
entre
ses propres lignes, de regarder par-dessus son épaule. Ses immenses
archives,
dont l'inventaire reste à faire, passeront à la postérité. Aux futurs
chercheurs reviendra la tâche de mettre en perspective Soljenitsyne
écrivant et
Soljenitsyne écrivain. En attenndant, cet échantillon permet de passer
encore
un moment en compagnie de celui à qui le courage de vivre et d'écrire
n'a
jamais manqué.+
Juillet-août
2011Le Magazine Littéraire
Extrait
Ls grandes
fractures de la vie de Soljenitsyne sont bien connues: la guerre, la
prison,
les camps, la relégation; la vie de l'enseignant de province
dissimulant son activité;
la dissidence ouverte, les coups de corne au pouvoir; la chasse aux
manuscrits
du KGB ; le bannissement de l'URSS ... Les pertes sont inévitables au
cours de
telles ruptures, il n'y a pas lieu de s'étonner. Ce qui surprend, c'est
que
tant de choses aient été sauvegardées malgré tout.
Alexandre Soljenitsyne. Le
Courage
d'écrire
(préface)
Natalia
Soljenitsyne