Duong Thu Huong, Damnés du
Vietnam
Avec Au zénith, un de ses
plus beaux livres, Duong Thu Huong revient, par le biais de la fiction,
sur un
épisode atroce, et peu connu, de la vie de Ho Chi Minh. Afin que tous
conservent de lui l’image d’un saint entièrement dévoué à sa patrie,
d’un
ascète imperméable à toute préoccupation charnelle, le Bureau politique
n’eut
de cesse d’effacer toute trace de présence féminine auprès du héros
national.
C’est ainsi que Xuân, jeune femme dont Ho Chi Minh eut un fils (une
fille
également, dans Au zénith), fut violée et assassinée par le ministre de
l’Intérieur en personne dès qu’elle eut manifesté le désir de voir son
statut
d’épouse officialisé. Son meurtre fut maquillé en accident de voiture,
tandis
qu’on retrouvait peu après le cadavre de sa cousine (sa soeur dans le
livre),
qui savait tout… C’est le fiancé de celle-ci, à qui elle avait eu le
temps de
se confier, qui révéla les dessous de l’affaire, longtemps étouffée par
le
régime.
L’emprise
des instances
communistes – mais aussi des traditions – sur la vie privée des
individus est
un des thèmes majeurs qui traversent l’oeuvre de Duong Thu Huong :
Histoire
d’amour racontée avant l’aube mettait en scène l’intrusion d’un Parti
tout-puissant dans la séparation d’un couple, tandis que Terre des
oublis
voyait Miên, une femme mariée et mère d’un petit garçon, forcée de
retourner,
sous la pression simultanée du patriotisme communiste et des préceptes
confucianistes et féodaux propres à la société vietnamienne, auprès de
Bôn, son
précédent époux, que tous croyaient mort en héros de guerre et qu’elle
n’avait
pas revu depuis quatorze ans. Les sentiments personnels, la possibilité
même de
construire une vie familiale et intime, ne pèsent guère face au devoir
de
cohésion… Ample fresque menée de main de maître, Au zénith pousse à son
paroxysme ce thème de l’individu broyé par la machine du pouvoir en
soulignant
l’impuissance de celui qui était supposé se situer au sommet du système
et
s’est trouvé réduit à l’état de rouage : le Président, dont le livre
présente
une image mélancolique et déchirée, désespérément humaine, loin de son
statut
d’icône et de père de la nation.
Trois
autres fils narratifs
accompagnent le point de vue de cet homme arrivé à la fin de sa vie,
qui, à
présent isolé dans tous les sens du terme, se souvient de son amour
perdu, mais
aussi de sa jeunesse parisienne. On suit tour à tour Vu, ami loyal qui
élève le
fils de Ho Chi Minh en dépit de l’hostilité grandissante de sa femme
Vân, hier
combattante émérite et dévouée, aujourd’hui cadre égoïste avide de
privilèges,
symbole de la corruption des dirigeants ; l’histoire d’un vieux notable
paysan
qui, contrairement au Président, a réussi, à force de volonté et de
courage, à
imposer à son village et à sa famille scandalisée la présence de sa
nouvelle
compagne, qui a l’âge de ses fils ; enfin, le beau-frère de Xuân, la
jeune
épouse assassinée, soldat déterminé qui a réussi à échapper à la traque
meurtrière destinée à le faire taire et ne songe qu’à venger les siens.
Entrelaçant les perspectives, allant et venant avec aisance entre le
passé et
le présent, la sphère intime et la sphère publique, les ragots d’un
petit
village et les coulisses du Bureau politique, Duong Thu Huong retrouve
deux
préoccupations qui structurent toute son oeuvre. D’une part, un propos
moral et
politique qui n’alourdit jamais ses intrigues, qu’il s’agisse de la
dénonciation des ravages de la réforme agraire dans Les Paradis
aveugles, ou
des idéaux trahis et de l’horreur de la guerre dans Roman sans titre.
D’autre
part, une langue charnelle, évocatrice, qui va de pair avec
l’enracinement dans
une tradition paysanne et populaire. Celle-ci est admirablement
illustrée dans
Au zénith par « Le Village des bûcherons », récit dans le récit qui
montre
qu’un simple paysan comme M. Quang peut réussir là où le chef de la
nation a
échoué – alors que chacun à son échelle est soumis au jugement de la
communauté
et aux règles prétendument édictées en vue de sa stabilité.
Au
zénith est le livre d’un
écrivain engagé, presque enragé, qui s’interroge avec douleur : Comment
les
héros de la guerre contre les Français en sont-ils venus à se plier à
la
culture du mensonge propre aux dictatures, et à se renier ? Comment la
démocratie et les libertés individuelles se sont-elles vues sacrifiées
sur
l’autel de l’indépendance nationale et d’un marxisme dévoyé ? Mais
c’est tout
autant le roman d’un chantre exceptionnel de la nature et de la
nourriture
vietnamiennes, célébrées dans un style chantant et coloré… Les échanges
entre
paysans commentant sur des dizaines de pages le conflit entre M. Quang
et son
fils forment un choeur plein de gouaille qui donne à entendre une
langue
savoureuse, riche en images et en adages (« Respecte ton père comme tu
respecterais le mont
Thai Son / Aime ta mère comme tu aimerais une source d’eau fraîche »).
À la
beauté des dictons ancestraux, qui rappellent que la littérature
vietnamienne
traditionnelle est essentiellement orale, nourrie de chants populaires,
répondent les slogans mécaniques de ce régime que Duong Thu Huong
attaque sans
concession. De la même façon, la campagne est le théâtre
d’affrontements entre
les coutumes anciennes (des cérémonies de mariage, par exemple) et le
gouvernement désireux de les anéantir car il les considère comme
rétrogrades et
contre-révolutionnaires. Là aussi se superposent les deux visages de
Duong Thu
Huong, la dissidente révoltée et la gardienne d’un certain patrimoine.
Livre
majeur, lourd en drames
mais aérien par son style et son art de la narration, Au zénith est un
monument
élevé en hommage à toutes les victimes de la dictature, qui n’a guère
progressé
en dépit de l’adoption de la voie « Dôi Moi », perestroïka à la
vietnamienne.
On songe en particulier aux intellectuels trompés par l’opération «
Dire la
vérité sans détour » (lancée en 1987), qui leur a fait croire
brièvement que la
libéralisation économique s’accompagnerait de droits démocratiques et
de
liberté d’expression. Écrivain populaire, Duong Thu Huong a été
interdite de
publication et emprisonnée en 1991, puis forcée de vivre en résidence
surveillée jusqu’à son exil en France
en 2006. Elle qui a guerroyé autrefois contre les Américains, en
s’engageant
dans une troupe de théâtre soutenant le moral des combattants sur les
zones les
plus exposées du front, poursuit aujourd’hui un combat entamé il y a
plus de
vingt ans, la plume à la main, contre l’oubli des crimes du Vietnam
communiste.
La dédicace d’Au zénith, « Pour Luu Quang Vu et tous les innocents qui
sont
morts dans ce silence noir », rappelle que la jeune épouse du Président
ne fut
pas la seule à être victime d’un meurtre déguisé en accident de
voiture. Ce fut
également le cas de Luu Quang Vu, brillant auteur de pièces de théâtre
critiquant le régime et ami intime de Duong Thu Huong, qui mourut
écrasé par un
camion en compagnie de sa femme et de leur fils de 12 ans.
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