Le livre explosif d'Agata Tuszynska
Qui était la chanteuse du ghetto ?
Accompagnée par le pianiste à qui Roman
Polanski a consacré un film, Wiera
Gran, a chanteuse du ghetto de Varsovie, fut soupçonnée d'avoir
collaboré, A
tort?
Wiera Gran. L'accusée, par Agata Tuszynska,
traduit du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski, Grasset, 416 p., 20
euros (en
librairie le 12 janvier).
Varsovie, 1941. Dans le ghetto, une voix qui
chante. C'est au Café Sztuka,
l'endroit à la mode où l'on aime à se rassembler pour se souvenir d'un
passé
plus heureux et rêver d'un avenir moins sombre. En vedette, a chanteuse
Wiera
Gran (de son vrai nom Grynberg, elle était probablement née en Russie
en 1916).
Wladyslaw Szpilman (il leviendra plus tard le héros du « Pianiste», de
Roman
Polanski) l'accompagne au clavier, composant pour elle ses mélodies les
plus
belles, à commencer par « Son premier bal », le tube du ghetto dont le
titre
sonne aujourd’hui si atrocement à nos oreilles. Wiera et Szpilman vont
survivre. Mais, au lendemain de la guerre, il l'efface
purement et simplement du récit qu'il donnera de sa vie. Et n cherchera
en vain
sa silhouette dans le film de Polanski.
Que s'est-il pas é? Comment la Marlene Dietrich du ghetto, dont les
habitués du Café Sztuka s'étaient enamourés, a-t-elle
pu sortir, se cacher, survivre? A-t-elle collaboré? Couché avec les
Allemands?
C'est ce dont elle s’est retrouvée accusée, dès la fin de la guerre.
Elle subit
des interrogatoires, passe quinze jours en prison. Lavée de ces
soupçons, elle
sera cependant poursuivie jusqu'à la fin de ses jours par ces
accusations. Au
point de finir à Paris, enfermée dans un appartement ont elle sort à
peine, et
où, sur le mur d'un couloir, elle écrit à l'encre rouge: « Au
secours!! La
clique de Szpilman et Polanski veut me tuer! A L'AIDE!!! »
C'est qu'elle tient le succès des Mémoires, adaptées par le cinéaste,
de
celui qui fut son accompagnateur au piano - Mémoires où elle n'apparaît
donc
pas - pour un déni de sa propre existence. Szpilman, considéré
aujourd'hui
comme un héros de la guerre (il est mort en juillet 2000), a-t-il tout
fait,
comme elle le croyait, pour l'empêcher de trouver du travail après la
guerre,
colportant les pires rumeurs à son sujet? Pourquoi ne cite-t-il pas une
fois le
nom de Wiera dans son livre? Rivalité professionnelle? Déception
amoureuse
peut-être? Et fut-il, lui-même, un héros ou un salaud? Wiera, à cet
égard, ne
mâchait pas ses mots (mais ceux-ci ne s'apparentaient ils pas souvent à
un
délire ?) : « Il était en face, juste devant moi, je le voyais
distinctement. Szpilman, avec sa casquette de policier. Szpilman en
personne,
le pianiste. Je ne peux pas oublier cela. Il traînait les femmes par
les
cheveux. »
On a compris que le livre dont on parle va faire scandale. Bouleverser
aussi.
Car, au-delà de cette vérité historique dont Agata Tuszynska montre
bien, dans
ce magnifique récit, qu'elle ne survit jamais au temps lui-même, c'est
Wiera,
sa voix, sa croix, que cette grande intellectuelle polonaise donne à
aimer,
dans sa mauvaise foi, ses mensonges, sa folie même. Vie tragique d'une
femme
dont le cinéma fera peut-être un jour à son tour une héroïne, et qui
s'est
battue pendant plus de soixante ans pour dire son innocence,
reconstituant un
petit ghetto de Varsovie dans l'appartement parisien où, comme un
animal
enragé, elle a vécu terrée, paniquée, jusqu'à sa mort, en 2007.
Emportée par la
vieillesse, la lassitude et la rumeur qui avait fini par faire partie
de l'air
qu'elle respirait, et dont Agata Tuszynska raconte dans l'entretien
qu'on va
lire comment elle l'a détruite.
Le Nouvel Observateur. - Comment avez vous découvert l'existence de
Wiera
Gran?
Agata Tuszynska. - C' était à Paris, dans les années 1990. J'avais
entendu
parler dans un salon polonais d'une certaine chanteuse qui avait
collaboré avec
les Allemands. Le premier mot à son sujet, c'était «collabo» plutôt que
«
chanteuse», ou les deux inséparablement liés. Je me suis dit que
c'était
peut-être un sujet pour moi. Quand je l'ai appelée, elle a pris
l'écouteur et
elle n'a rien dit. J'entendais juste son souffle. Je me suis présentée.
Et j'ai
compris alors qu'elle voulait me parler à tout prix, parce qu'elle
était très
solitaire et que personne n'avait encore écouté son histoire. Mais, en
même
temps, elle ne voulait pas me recevoir chez elle. Elle avait peur que
des gens
viennent, lui prennent tout. Elle disait Il eux ii. Elle était
terrorisée par «
eux». On a parlé longtemps au téléphone. Mais ça n'avançait pas. Donc
je lui ai
proposé de la rencontrer devant chez elle, sur le paillasson. Elle a
ri, et
elle a accepté. On a passé plusieurs semaines à parler ainsi, devant sa
porte.
Un jour, elle m'a laissée rentrer chez elle. Il faisait très noir à
l'intérieur. Un amoncellement de papiers partout. On était dans une
cachette du
ghetto de Varsovie.
N. O. - Quel rôle a-t-elle joué dans le ghetto?
A. Tuszynska. - Elle chantait. C'est elle qui faisait venir les gens au
Café Sztuka. Ce n'était pas Szpilman, le pianiste, même si c'est ce
qu'il a
raconté par la suite. Wiera était adulée. Elle était belle, elle était
propre.
Dans les rues, elle se démarquait. Comme Catherine Deneuve aujourd'hui
qui se
promènerait dans Paris, ou Madonna. On ne voyait qu'elle.
N. O. - Comment se fait-il qu'elle ait été, selon vous, autant harcelée?
A. Tuszynska. - La rumeur l'a en effet poursuivie partout. Comment? Il
n'y
avait pas internet à l'époque. Quand elle quitte la Pologne en 1950, et
part
s'installer en Israël, elle y retrouve bon nombre de survivants, qui
continuaient de colporter tous ces bruits dans son sillage. Elle avait
été
pourtant innocentée à Varsovie, mais à Paris, à Tel-Aviv, à Caracas, on
continuait de l'appeler « la pute allemande ». Pourquoi est-elle
devenue un
bouc émissaire? Peut-être parce qu'elle était une femme. Il est plus
facile de
jeter des pierres sur une femme que sur un homme.
N. O. - Quel a été l'écho du livre en Pologne?
A. Tuszynska. - Il est sorti le 5 octobre. C'est un énorme succès.
Beaucoup
de presse. Certains adorent le livre. Les juifs pensent que ce n'est
pas très
bien pour eux. La famille de Szpilman est très hostile.
N. O. - Szpilman, selon vous, n'a pas été un héros?
A. Tuszynska. - Non, il n'a pas été un héros pur. Les héros n'existent
pas.
La vie n'est pas noire ou blanche. C'est plutôt gris.
N. O. - Vous pensez que Szpilman a pu martyriser des juifs comme le dit
Wiera dans votre livre?
A. Tuszynska. - Ce n'est pas impossible. Mais je n'ai aucune preuve.
Aucun
document ne le confirme. J'ai appelé le fils de Szpilman, qui m'attaque
aujourd'hui. Je l'ai appelé il y a trois ans, avant d'écrire le livre.
Il m'a
dit qu'il allait ruiner ma carrière si je continuais. C'était
impossible de
parler avec lui.
N. O. - Szpilman a peut-être voulu effacer Wiera de ses Mémoires pour
avoir
la lumière sur lui seul?
A. Tuszynska. - Est-ce qu'un héros agit de la sorte?
N. O. - Et Polanski, vous avez eu des contacts avec lui?
A. Tuszynska. - Je lui ai envoyé une lettre. Il m'a répondu qu'il
n'avait
rien à dire sur ce sujet. Je pense que je sais pourquoi. Parce qu'il a
fondé son
film sur le livre de Szpilman et, dans le livre de Szpilman, Wiera
n'existe
pas. J'aime beaucoup son film. Mais quand je l'ai regardé avec Wiera,
j'ai eu
mal au cœur. La scène au café avec le pianiste. Wiera avait disparu.
Ils ont
passé un an et demi ensemble dans le ghetto. Elle cherchait son image,
elle ne
se voyait pas. Propos recueillis par
DIDIER JACOB
Née en 1957, Agata Tuszynska a publié une
biographie d'Isaac Bashevis
Singer ainsi qu'un essai personnel sur l'histoire des juifs de Pologne,
(( Une
histoire familiale de la peur».
Lire l'entretien intégral dans le blog de
Didier Jacob, « Rebuts de presse
».
www.nouvelobs.com
LE NOUVEL OBSERVATEUR
6-12 JANVIER 2011