Makine et les Russes
L' eden en
enfer
Le retour aux sources, lyrique et attendri,
de l'ancien exilé
Le Livre des brèves amours
éternelles,
par Andreï Makine, Seuil 230 p., 20 euros.
C'est un nouveau Makine qui apparaît
aujourd'hui, apaisé, ayant tourné le
dos aux humeurs polémiques de ses derniers livres pour s'abandonner à
sa veine
la meilleure, l'évocation émue et lyrique de sa Russie natale.
L'enfant, puis
l'adolescent, puis le jeune homme se rappellent l'époque des pionniers,
les
cérémonies du 1er Mai, « l'éblouissement devant la
marée de
calicots rouges », suivi de la révélation de ce qu'était
l'entassement des
notables soviétiques dans les tribunes: « une pyramide de têtes de
porc
... ». Mais nulle méchanceté dans ces souvenirs: une immense
compassion,
au contraire, cette grande vertu des Russes depuis Tolstoï et Tchekhov,
pour
les erreurs, les injustices, les impostures commises sous la dictature.
Il y
avait alors trois sortes de citoyen, explique Makine: l'énorme majorité
formée
du troupeau obéissant des placides somnambules; les ricaneurs, qui se
contentaient de ricaner; enfin une infime minorité de rebelles
marginaux. Mais
dans aucune de ces trois familles d'esprits ne se trouvait la vérité
philosophique que défend aujourd’hui l'auteur du "Testament français»"
: l'humble
et rare chaleur de l'amour, même de l'amour le plus fugitif.
Dostoïevski assurait que la beauté sauvera le
monde. Makine verrait plutôt
le salut dans l'amour. Encore ne s'agit-il pas là du « grave
monothéisme
amoureux de l'adolescence », ni des
passions physiques, au fond aussi
illusoires et trompeuses que « l'avenir radieux » des
communistes d'antan,
mais le simple abandon à un instant de grâce volé à la misère de
l'existence. Ce
peut être un infirme surpris à cueillir un bouquet de fleurs, le rose
délire
d'une pommeraie au printemps, une femme qui pleure son mari défunt, et
ce peut
être n'importe quel geste qui témoigne de la volonté de vivre en dehors
des
idéologies, des programmes, des slogans, des formules. « Une
doctrine,
pour quoi faire? », dit la jeune fille au garçon encore engoncé
dans les
principes. « Nous sommes heureux ici, reconnais-le. Nous sommes
heureux
parce que l'air sent la neige et le printemps, parce que le soleil a
chauffé
les planches ... Oui, parce que nous sommes ensemble. »
Makine excelle à nous rendre sensibles ces
éclairs de vie russe: la senteur
du bois qui brûle, une étoile au milieu des branches d'un grenadier,
l'abondance neigeuse de la plaine, le poudroiement solaire suspendu
entre les arbres
... Seul un romancier originaire, peut-être, rescapé de l'immense
tragédie de
son pays, a le droit de nous dire que toute société, communiste ou
libérale,
despotique ou démocratique, est forcément bâtie sur des mensonges, des
compromission , des illusions. Et que ce qui compte, ce sont ces
moments de
vérité absolue, qui n'ont rien
à voir avec l'Histoire ni avec la politique.
Echapper à la pétrification:
voilà le but d'une existence digne de ce nom. Et ce livre si pur, si
éloigné de
toute prédication, si ouvert sur la beauté du monde et la vérité des
émotions,
aidera chaque lecteur à quitter son petit univers individuel pour
entrer en
poésie et faire ce voyage qui rend « dérisoire le risque de
mourir »
DOMINIQUE FERNANDEZ
Andreï Makine est né à
Krasnoïarsk, en Sibérie, en 1957. Il a écrit une
douzaine de romans dont « le Testament français », qui en
1995 fut à
la fois couronné par le prix Goncourt et le prix Médicis. L’œuvre de
Makine est
aujourd'hui traduite en plus de 40 langues.
OBS
6-12 Janvier 2011