M. S.
SWAMINATHAN
La carte de la famine coïncide avec celle des
ideologies fausses
De
grands succès économiques
ont été remportés dans le Tiers-Monde au cours de ces vingt dernières
années
avec des techniques « occidentales ». Des succès mal connus, mais qui
démontrent pourtant que le sous-développement n'est pas fatal et que la
famine,
en particulier, n'est pas inévitable. Elle a d'ailleurs été
pratiquement
vaincue en Inde même, pays qui en fut longtemps le symbole. Cette
victoire a
été acquise grâce à la rencontre exceptionnelle d'une bonne politique, celle d'Indira
Gandhi, et
de quelques savants, notamment le Dr. Swaminathan. Cet a agronome
discret a
contribué à sauver plus de vies humaines que n'importe qui d'autre sur
la planète.
Si le public ignore son nom, c'est bien que la renommée n'a pas
grand-chose à
voir avec le services rendus à l'humanité.
Qui se souvient qu'un autre
agronome - américain, celui-là -, Norman Borlaug, reçut le Prix Nobel
de la
paix en 1970? Pratiquement personne. Et pourtant, Borlaug fut celui qui
mit au
point au Mexique les semences « miraculeuses» et les techniques
agricoles dont
Swaminathan s'est servi en Inde. C'est la collaboration entre ces deux
hommes,
entre Mexico et Delhi, qui a
donné
naissance à ce que l'on a appelé la « révolution verte » dans l'Asie
des
moussons.
C'est l'histoire de cette
révolution heureuse que va nous raconter Swaminathan. Je l'ai retrouvé
à Los
Banos, aux Philippines,
où il dirige l'Institut internaational de recherche sur le riz, le plus
important laboratoire de recherche sur l'agriculture dans le Tiers-
Monde. (1)
La « révolution verte »
En
1967, me rappelle
Swaminathan - ce n'est pas si ancien! - l'Inde s'appelait encore le «
continent
de la famine ». Cette année-là, plusieurs centaines de milliers
d'enfants et de
vieillards périrent de faim dans l'Etat du Bihar, au nord-est du pays.
Les
Etats-Unis acheminèrent des secours, mais lentement: le président
Johnson
essayait de troquer ses bateaux de blé contre un ralliement de l'Inde à
sa
politique vietnamienne. C'est alors qu'Indira Gandhi décida qu'il n'y
aurait
plus jamais de famine en Inde. Ordre en fut donné à Swaminathan!
Celui-ci était, à l'époque,
l'agronome responsable de la recherche agricole indienne. « Indira
Gandhi exigea
que je constitue, en cinq ans, un stock de céréales de dix millions de
tonnes.
J'ai bredouillé: " Pourquoi dix millions?" Parce que telle était
exactement
la quantité que le Premier ministre avait dû quémander auprès des
Américains. »
Ce jour-là, Swaminathan ne le
savait pas encore, la « révolution verte» avait commencé. Vingt-deux
ans après
cet entretien historique, l'Inde dispose d'un stock de céréales non pas
de dix,
mais de cinquante millions de tonnes,
l'équivalent de celui de la Communauté européenne. En 1987, ce stock a
permis
d'affronter une sécheresse qui, en d'autres temps, aurait de nouveau
dévasté le
pays.
Honoré dans toute l'Asie des
moussons, Swaminathan y est surnommé le « père de la révolution verte
». Un
père d'une grande modestie: « Je n'ai été, me dit-il, que
l'organisateur de la
victoire. » En fait, depuis la fin des années soixante, il était
techniquement
possible de sortir de la famine, grâce à la mise au point de nouvelles
semences
de riz et de blé à haut rendement. Ces « graines miraculeuses» avaient
été
sélectionnées pour le blé (le Sonora 63) et le maïs dans un centre de
recherches proche de Mexico, le Cimmyt, dirigé par Norman Borlaug. Il
ne
restait plus qu'à passer du laboratoire aux champs. Une recherche
équivalente
avait abouti, à l'Institut interrnational de recherches sur le riz, à
la
sélection de l'I.R. 36. Ce riz, qui n'existait pas en 1966, est
ensemencé
aujourd'hui sur douze millions d'hectares en Asie, dont les deux tiers
en Inde.
L'I.R. 36, explique
Swaminathan, est né par croisements, dans un tube à essais, d'espèces
sauvages
recueillies dans la nature. Il a toutes les vertus que peut en attendre
un
paysan d'Asie : croissance rapide, tige courte, épi lourde, résistance
aux maladies
et aux intempéries. C'est l'I.R. 36 qui a triplé les rendements,
révolutionné
les agricultures indienne, pakistanaise, indonésienne ou philippine.
C'est
grâce à l'I.R. 36 que les besoins en riz sont globalement satisfaits
dans le
monde et que la production a suivi sans peine la croissance de la
population.
La « révolution verte » a
donc démenti tous les sombres pronostics des démographes: Swaminathan
me fait
observer que l'Inde de 1988 produit davantage de riz par habitant qu'en
1966,
alors qu'elle compte cent millions d'habitants de plus. L'explosion
démographique en Asie n'a pas conduit à la famine, c'est même le
contraire qui
s'est produit!
Le meilleur remède contre la faim, e 'est la
propriété
privée
Mais,
pour faire la «
révolution verte », il ne suffit pas de planter une graine miraculeuse.
Il faut
aussi, explique Swaminathan, que le paysan du Tiers-Monde soit motivé,
qu'il
ait un intérêt personnel à changer de technique agricole. L'I.R. 36,
comme le
blé Sonora 63 du Mexique, exige beaucoup plus d'eau et d'engrais que
les
semences traditionnelles. Pour augmenter sa production, le paysan
indien doit
donc prendre des risques financiers. Il ne s'y résoudra que s'il peut
en tirer
un profit supplémentaire. L'expérience indienne, ajoute Swaminathan, a
démontré
que le paysan du Tiers-Monde, même s'il ne sait pas lire, sait
parfaitement
compter. Le paysan pauvre est rationnel: il n'investit dans les
techniques
nouvelles que s'il est propriétaire de son exploitation et s'il peut en
revendre
le surplus à un prix avantaageux.
La «
révolution verte» n'a
donc réussi que là où les conditions politiques et économiques
accordées aux
agriculteurs ont permis une juste rémunération de leurs efforts. Tel a
été le
cas au Bengale, ou au Tamil Nadu, régions de petits propriétaires et de
terres
irriguées. Mais pas au Bihar, occupé
par de
vastes exploitations à l'abandon et contrôlé par des propriétaires
absents. De
la même manière, note Swaminathan, en Chine populaire, les semences
nouvelles
ne se sont popularisées qu'à partir du moment où la terre a été
restituée aux
familles paysannes. La première condition pour échapper à la famine,
c'est donc
le respect de la petite propriété privée.
Le Tiers-Monde est victime des slogan et de
la charité
mal ordonnée
Les
discours sur la faim dans
le Tiers-Monde sont généralement biaisés par deux
idées fausses, dit Swaminathan. La première consiste à parler encore de
la
famine comme si la « révolution verte» ne s'était pas produite. Or, il
n'y a
pratiquement plus aujourd'hui de famine massive au sens traditionnel.
La
principale cause de la faim, c'est la violence. Les seules famines
véritables
affectent des régions en guerre, comme l'Ethiopie, le Soudan ou le Mozambique.
L'autre idée fausse est de croire que les ressources agricoles étant
globalement équivalentes aux besoins alimenntaires, tout va bien dans
le
meilleur des TierssMondes possible.
En
réalité, deux cents
millions d'Indiens sans terre, dix millions de Philippins n'ont pas les
moyens,
aujourd'hui, d'acheter la nourriture produite par la paysannerie
locale, qu'il
faut bien rémunérer. La conséquence de cette pauvreté de masse n'est
pas la
famine proprement dite, mais malnutrition, avec son cortège de
déchéances
physiques et mentales. Il est donc absurde de considérer que tout a été
réglé
par la « révolution verte », et tout aussi absurde de ressasser des
slogans «
contre la faim dans le monde ». Ces slogans sont dépassés depuis vingt
ans et
ils ne font que masquer les besoins réels : le Tiers-Monde ne souffre
pas de la
faim, mais de la pauvreté, ce qui n'est pas la même chose et n'appelle
pas les
mêmes solutions.
Il est
donc particulièrement
inutile, selon Swaminathan, d'acheminer des dons alimentaires vers le
Tiers-Monde, sauf de manière exceptionnelle, en cas de catastrophe ou
de
guerre. On voit bien, ajoute-t-il, comment la livraison régulière de
leurs
surplus peut soulager la mauvaise conscience des Européens, mais on
voit moins
bien en quoi elle répond à l'attente des destinataires. Bien pis, ces
surplus
font généralement chuter les prix dans les pays d'accueil, ce qui ruine
la
paysannerie locale et fait diminuer la production alimentaire. C'est
seulement
la création d'emplois rémunérateurs sur place, et non pas une charité à
contretemps, qui fera reculer pour de bon la pauvreté et permettra aux
peuples
du Tiers-Monde d'acquérir une alimentation convenable.
Le développement est une affaire de femmes
«
Pendant la révolution
verte, confesse Swaminathan, j'ai commis une grande erreur stratégique
: comme
tous les experts et les agronomes, j'ai consiidéré, sans trop y
réfléchir, que
les fermiers du Tiers-Monde étaient tous des hommes. Les efforts
d'amélioration
de l'agriculture ne se sont donc adresssés qu'à eux. Or, les deux tiers
de
l'alimentation vivrière des pays pauvres sont produits par des femmes;
c'est à
elles qu'auraient dû être destinés par priorité les programmes de
développement.
De plus, en Inde ou aux Philippines,
les hommes gaspillent le produit des récoltes dans l'alcool ou les
fêtes,
tandis que les femmes l'affectent d'abord à l'éducation et à la
nutrition des
enfants. La misère des enfants - le drame le plus poignant du
Tiers-Monde - ne
peut donc être soulagée que par la création d'activités féminines
génératrices
d'un revenu qui leur soit propre. C'est également en développant
l'autonomie
économique des femmes que celles-ci réduiront volontairement le nombre
de leurs
enfants. La réduction autoritaire des naissances, affirme Swaminathan,
ne
permet pas d'augmenter les ressources alimentaires. En revanche, le
développement agricole peut effectivement conduire à une baisse de la
natalité.
»
Dans le
même sens,
Swaminathan m'explique que l'alphabétisation n'est pas la condition
préalable
au développement, mais qu'elle sera plutôt sa consééquence. Au total,
un peuple
n'entre jamais dans la voie du développement parce que des experts
internationaux
le contraignent à réduire les naissances et à éduquer les enfants.
C'est en
s'enrichissant que les paysannes d'Asie ou d'Afrique choisiront
librement, par
la suite, d'avoir moins d'enfants et de mieux les éduquer. C'est ce qui
s'est
produit dans les régions du Tiers-Monde qui, depuis trente ans, ont
échappé au
sous-développement : Pendjab, Corée,
Taiwan,
Thailande. Ces conclusions d'un homme de terrain comme Swaminathan
contredisent
toutes les idées reçues des experts en chambre.
La famine n'est pas naturelle, elle est
politique
La
carte de la famine,
observe Swaminathan, coïncide exactement avec la diffusion des fausses
idéologies. Bien des nations dont l'agriculture fut jadis prospère ont
organisé
elles-mêmes des politiques suicidaires. Exemples? Le Ghana
a détruit tous ses centres de
recherche agronomique sous prétexte qu'ils étaient hérités de la
colonisation;
il a ensuite remplacé les petites fermes traditionnelles par des
exploitations
géantes inspirées du modèle soviétique. Le Nigeria
a sacrifié son agriculture
à l'exploitation du pétrole. La Tanzanie, fascinée par le maoïsme,
s'est
affamée toute seule en regroupant de force les paysans dans des
villages
collectifs.
A
l'inverse, c'est parce que
l'Inde ou la Côte
d'Ivoire
sont relativement démocratiques que les agriculteurs y ont obtenu une
plus
juste rémunéraation de leur production et le respect de la propriété
privée. Au
bout du compte, « la meilleure défense contre la famine est la liberté
d'expression ». Quand a presse est bâillonnée, estime Swaminathan, les
"amines passent inaperçues et les dirigeants politiques peuvent se
consacrer aux dépenses de prestige et d’armement. Autant que la
propriété
privée, c'est la liberté politique qui conditionne la lutte contre la
faim.
Ne
croyons pas pour autant,
tempère Swaminaathan, que la démocratie suffise à prémunir le
Tiers-Monde
contre la famine; elle conduit aussi les hommes politiques à préconiser
des
solutions à trop court terme. Celles-ci menacent aujourd'hui
l'environneement.
En Inde, la déforestation provoque des érosions et des inondations
d'une
violence sans précédent. D'ici vingt-cinq ans, la terre, qui paraissait
jusqu'ici inépuisable, risque de manquer. D'où une renaissance de la
famine. Au
Sahel, Swaminathan estime urgent de stopper immédiatement toute
activité
agricole, afin de reconstituer une couverture végétale; dans
l'intervalle,
l'aide occidentale devrait permettre aux paysans africains de planter
des
arbres.
La «
révolution verte» a donc
transformé le débat sur la faim, mais elle débouche sur de nouvelles
incertitudes, d'ordre écologique. C'est d'ailleurs à la protection de
l'environnement
plus qu'à l'augmentation de la production que Swaminathan consacre
désormais
ses activités et ses recherches.
Mais
est-il bien nécessaire
de poursuivre les recherches? Le décalage ne cesse de s'aggraver entre
ce que
l'on connaît sur le riz à l'I.R.R.I., ou sur le blé au Cimmyt, et le
pauvre
usage qui en est fait sur le terrain. Faut-il améliorer encore ces
semences
miraculeuses puisque la plupart de ces découvertes resteront ignorées
ou
inemployées par des gouverneements incompétents et des experts
idéologues ou
ignares?
En
guise de réponse,
Swaminathan me conduit à l'intérieur d'un vaste
blockhaus de béton où règne une température polaire. Ici sont
entreposés, sur
des rayonnages métalliques, quatre-vingt mille germes de riz,
l'ensemble des
variétés connues et recensées de par le monde : l'I.R.RI,
m'explique-t-il,
conserve dans ce lieu la mémoire de toute l'agriculture d'Asie depuis
le
néolithique. Sur l'une des étagères, Swaminathan prélève à mon
intention une
petite boîte métallique marquée « Cambodge ». C'est à partir des
quelques
germes qu'elle contient que les rizières saccagées par les Khmers
rouges ont pu
être reconstituées. Dans le Tiers-Monde hanté par les utopies
meurtrières, le
Dr Swarninathan, d'une sérénité tout indienne, a choisi d'être le
gardien de la
Raison. Pour le cas où l'on ferait appel à ses services…
(1).
Swaminathan a pris sa
retraite en 1989; il se consacre désormais à la défense de
l'environnement et à
diffuser les méthodes de la « révolution verte» dans son pays
d'origine, la
région de Madras, au sud de l'Inde.