DOSSIER
GEORGE
STEINER
La musique
occupe une place majeure dans la vie et l'œuvre de George Steiner. Ni
bonne ni
mauvaise, elle incarne le mystère même du sens.
Au-delà du
bien et du mal, la musique
par Florence
Fabre *
*Florence
Fabre est maître de conférences en musique à l'université de Nantes.
Elle est
l'auteur de diverses études sur l'esthétique musicale, dont Nietzsche
musicien,
La musique et son ombre, éd. PU de Rennes, 2006.
Le lecteur
est frappé par la présence prégnante de la musique dans les écrits de
George
Steiner - témoignage de l'importance cardinale de la musique dans la
vie même
de l'auteur: «Tout ce que je sais, c'est que la musique est dans ma vie
un sine qua non (1) ", écrit-il dans Errata.
Achevant la notice biographique
qui clôt le Cahier de l'Herne à lui
consacré, George Steiner énonce ses « passions ", et mentionne la
musique
en premier lieu: « La musique. Qui est, avec les mathématiques, la
seule langue
universelle. Signifiante au plus haut point, elle refuse toute
paraphrase,
toute traduction. Au-delà du bien et du mal, elle incarne un sens du
sens
autrement indicible et l'indice du transcendant. "Je suis ce que je
suis." L'univers cesserait-il, dit Schopenhauer, la musique
persisterait
(2). »
«Je suis ce
que je suis»: évidence affirmée de l'être de Dieu, émanant de la
brûlure
d'éternité du Buisson ardent, que George Steiner rappelle souvent parce
qu'elle
ne cesse d'interroger l'homme en sa condition d'être doué de langage.
Par-delà
la réflexion concernant le langage humain, voici que George Steiner
évoque à
propos de la musique la formule divine du mystère suprême, car
l'évidence de sa
présence est telle qu'elle n'a d'autre justification que sa propre
affirmation.
Singulière
est la musique: « Elle fonctionne hors du vrai et du faux, du bien et
du mal
(3). » George Steiner insiste sur ces particularités ontologiques,
patiemment,
livre après livre, offrant comme en un fascinant kaléidoscope des
configurations toujours nouvelles, explorant inlassablement les
conséquences,
modifiant et renversant les perspectives autour de ces énigmatiques
évidences.
Ainsi s'élabore un réseau dense et riche, infiniment précieux, au sein
duquel
la musique se trouve soumise à l'épreuve de la réflexion - mais aussi
la
réflexion impitoyablement soumise à l'épreuve de la
musique.
Hors du bien et du mal: quelle
source de perplexité pour celui qui s'est un jour défini comme « un
manichéen
passablement dérouté (4) »! Car si la musique en soi est étrangère au
bien et
au le mal, elle se déploie, indifféremment semble-t-il, dans la sphère
du divin
comme dans celle de l'infernal. Doktor
Faustus, le grand roman musical dans lequel Thomas Mann interroge
et
dénonce le voisinage entre esthétisme et barbarie, s'inscrit sur le
fond
apocalyptique du nazisme et de la Seconde Guerre mondiale; de manière
éminemment signifiante, Adrian Leverkühn a signé un pacte avec le
diable, mais
sa musique - exigeante, somptueuse et fouudroyante- se joue du bien et
du mal, elle
se meut en sa propre sphère.
Un tango
pour Hitler.
Récurrente
dans l'œuvre de George Steiner, la question de la présence de la
musique dans
l'enfer nazi est étrangement formulée dans Le
Transport deA.H., cette fiction qui met en scène un Hitler de 90
ans,
débusqué et capturé dans la forêt amazonienne par un groupe de juifs.
Jusqu'au
très paradoxal plaidoyer qu'il prononce à la fin du roman, le
prisonnier Hitler
se montre fort peu disert: se contentant d'un laconique «
Ich? » en réponse au « Toi» accusateur qui ouvre le roman, il
s'enferme dans le mutisme. À la fin du chapitre VII, cependant, on
entend à
nouveau la voix du dictateur déchu:
«- Musique.
Musique, dit Hitler. »
De quoi
s'agit-il? d'une musique de tango monotone et soûlante, « aussi
glissante que
le sol d'une guinguette », tout à coup diffusée par un transistor que
dissimulait le plus jeune memmbre du groupe des ravisseurs-justiciers;
saisi
d'horreur, le jeune homme rejette la radio loin de Hitler.
«-
Laissez-moi entendre la musique. Je n'ai pas entendu de musique depuis
si
longtemps. Plusieurs années peut-être. Blumen. Il y a bien longtemps
que je
n'ai entendu une femme channter.»
Face au
hurlement de refus, A.H. insiste encore:
« - Je
n'abîmerai pas la radio. Je veux entendre la musique. Seulement la
musique. »
Saisissante
est cette scène: d'abord l'intrusion nocturne de la musique dans le
marécage
hosstile et puant - une musique chaude et moite, lancinante jusqu'à
l'écœurement, « toujours la même inlassablement d'une pointe à l'autre
du
continent tout entier, de la Guyane au Cap » -, puis le désir et la
demande
formulée par le prisonnier. « Je n'ai pas entendu de musique depuis si
longtemps. » Depuis l'effondrement du Reich, peut-être. La musique
éveille-t-elle des sentiments humains chez cet individu qui incarne le
mal, une
nostalgie que souligne le ”Blumen”,
mordant clin d'œil à un certain sentimentalisme germanique? Et l'on
songe à ce
mélange de romances sentimentales et de musiques martiales dont
Goebbels
orchesstra savamment le dosage au service de la propagande nazie. On
songe
aussi à l'utilisation abjecte de la musique dans les camps, à l'écoute
domesstique d'œuvres de Mozart ou de Schubert par les officiers nazis,
aux
concerts officiels du Troisième Reich qui donnèrent à entendre les plus
grands
chefs-d'œuvre de la tradition germanique lorsqu'elle s'élargit à
l'universel,
de Bach à Wagner en passant par Haydn et Beethoven. La musique, les
musiques?
Si médiocre soit-il, le tango entendu dans le marécage amazonien
éveille le
souvenir et le désir de « la musique », de sa présence bouleversante.
Par-delà
bien et mal, la passion de la musique.
Comme un
écho amplifiant à la scène brève et saisissante de A.H. demandant à
entendre «
la musique », le chapitre XI du roman offer la longue rêverie d'un
juriste,
ancien nazi, au cours de laquelle s'entremêlent des souuvenirs de la
guerre,
des méditations sur le temps du Reich (“ jamais je n'échangerais ce que
j'ai
vécu contre quoi que ce soit, jamais »), sur le temps présent, et sur
le temps musical.
« La musique: liberté dans le temps, libération du temps» - c'est la
pensée
liminaire de la réflexion du Dr Rothling, qui s'enorgueillit d'avoir
acquis le
pouvoir de « penser clairement en écoutant de la musique ». La
réflexion se
déploie tandis que la fille du juriste joue une Humoresque
de Max Reger, puis la Toccata de
Schumann. L'évocation d'œuvres musicales complexes (les Etudes
pour violoncelle de Webern, le
canon inversé de Tallis, le contrepoint renversé de telle pièce du Clavier bien tempéré) émaille la
méditation métaphysique de l'homme de haute culture qu'est le Dr
Rothling. Le
lecteur se prend à imaginer que cette manière de penser, intimée par la
musique, pourrait bien ressembler à celle de George Steiner lui-même -
qui
confie, au cours d'un entretien: « Si je pense au sens du sens [ ... ],
la
musique est ce qui me dit: "Pense plus dur (5)!" »
Mais qu'en
est-il alors de l'autre aspect du personnage, celui du nazi qui ne
regrette
rien? Les deux aspects ne font-ils que se croiser? Que dire de ce
concert de
Gieseking sur fond de guerre que se remémore le Dr Rothling, et que
George
Steiner évoque parfois dans ses œuvres philosophiques, car il illustre
de
manière terriblement éloquente la coexistence de la musique et du mal?
Peut-être la musique « élève-t-elle l'âme» comme l'affirmait Luther (et
bien
d'autres avec lui) - elle ne transforme pas le mal en bien. Redoutable
énigme:
on peut aimer la musique de tout son être, être au plus haut point
réceptif à
l'action qu'elle exerce sur la pensée, aux émotions qu'elle provoque,
la
recevoir comme une émanation de la sphère du transscendant et du sacré
- et
commettre les pires atrocités, justement parce que la musique est bel
et bien
étrangère aux catégories du bien et du mal- au libre arbitre, est-on
tenté de
dire.
Polymorphe
et multiple en ses manifestations, la musique peut être « bonne» ou «
mauvaise»
- sont-ce bien là des termes appropriés? -, et cela encore n'a rien à
voir avec
le bien et le mal. À cet égard, les deux passages du Transport
de A.H. qui font intervenir des musiques antinomiques ne
doivent rien à un facile hasard, mais au contraire à une troublante
construction symétrique, sans doute consciente et voulue par l'auteur.
Le Dr
Rothling aurait-il éprouvé du plaisir à entendre le tango qui fait
sortir A.H.
de son mutisme? Il le mépriserait sans doute, le qualifierait de
mauvaise
musique, faite pour flatter les plus vils instincts de l'homme -
musique «
populaire» au sens adornien du terme, réifiée parce que porteuse d'une
fausse
valeur d'usage, induisant le processus de régression de l'écoute que
condamne
Adorno. Musique populaire réifiée, aussi, celle que diffuse la radio
nazie
contrôlée par Goebbels. Musique vile et méprisable, peut-être, mais
dont il
n'empêche qu'elle exerce une action sur les auditeurs - y compris le Dr
Rothling et George Steiner: ce derrnier mentionne souvent l'exemple de Je ne regrette rien, la chanson d'Édith
Piaf, que sa raison condamne, mais qui l'incite néanmoins « à commettre
Dieu
sait quelles infidélités à la raison (6) ». Déroutant constat: cette
musique
véhicule une idéologie que je réprouve, je ne lui reconnais pas de
valeur
artistique, je ne l'aime ni ne souhaite l'aimer - et pourtant elle
m'habite par
moments et me bouleverse de manière irrationnelle.
De l'usage de la musique.
Inhumaine, trop humaine, cette
mauvaise musique? Tel est le paradoxe: bonne ou mauvaise, la musique
peut être
utilisée par les forces du mal aux fins les plus méprisables, voire les
plus
abjectes - elle demeure néanmoins étrangère au bien et au mal. André
Boucourechliev évoque avec une ferveur et une admiration sans bornes l'Hymne à la joie, mais il rappelle
qu'il a été « utilisé cependant, dévoyé par tous les dictateurs, de
Hitler à
Staline et à tous les potentats du monde(7) ... » Le héros d'Orange
mécanique, voyou criminel animé
de pulsions sadiques, révère « Ludwigvan» et adore sa Neuvième
Symphonie. L'œuvre de Beethoven en est-elle pour autant
avilie, cesse-t-elle pour autant d'exister telle qu'en elle-même? Ce
serait si
facile ... Certes, Vladimir Jankélévitch dit son impossibilité à
écouter et
jouer les chefs-d'œuvre musicaux de la tradition germanique qu'il a
pourtant
beaucoup aimés, avant la guerre, et il assume pleinement son refus. La
musique,
en soi, n'en demeure pas moins étrangère au bien et au mal. Peut-être
touchons-nous là à l'un des aspects qui fondent l'affinité entre
musique et
mathématiques - dont George Steiner affirme fréquemment la parenté:
toutes deux
sont étrangères au bien et mal. Le mal ou le bien, c'est l'utilisation
qu'en
font les hommes. Et, pas plus que la ritournelle la plus médiocre, une
musique
sublime utilisée au service d'une noble cause n'en est pas pour autant
noble et
bonne.
L'impuissance des mots. Mysterium
tremenndum: George Steiner emploie fréquemment cette expression à
propos de
la musique, interrogeant avec ferveur et acuité ce mystère qu'il vit
intennsément. Car la question de l'au-delà du bien et du mal qu'incarne
la musique
ne constitue que l'un des aspects de la réflexion de George Steiner.
Tout aussi
centrales dans son œuvre sont les questions de son altérité par rapport
au vrai
et au faux, de son étrange relation avec le langage - « signifiante au
plus
haut point ", mais intraduisible -, de sa transcendance. Il n'est
pourtant
pas aisé de parler de musique: on ne peut ni la paraphraser, ni la
métaphraser,
ni la "traduire". Si le discours sur la musique se charge fréquemment
de nombreuses métaphores plus ou moins pertinentes, Steiner pour sa
part n'en
use pas, ce qui confère à ses propos une singulière densité. Il ne
s'interdit
pas les exemplifications, évoque de nombreuses œuvres, manifestement
bien
connues de lui, avec une éloquente sobriété qui sollicite la mémoire et
suscite
le désir d'entendre. Et il s'arrête au seuil du mystère jamais
éluucidé, celui
du “sens du sens" qu'incarne la musique, car ici les mots sont frappés
d'impuissance: on ne peut “que"
vivre et penser, non parler. C'est peut-être la raison pour laquelle
George
Steiner n'a jamais consacré un livre à la seule musique.
Juste avant
de conclure son essai, Dix raisons
(possibles) à la tristesse de pensée, le philosophe ramasse de
façon
saisissante sa pensée concerrnant la musique: « Ce n'est pas le débat
théologique ou philosophique qui conduit la pensée aux limites mêmes de
ses
indispensables "impassses", toujours renouvelées. C'est, je crois, la
musique, ce médium terriblement alléchant d'intuition révélée au-delà
des mots,
par-delà bien et mal, où le rôle de la pensée, tel que nous le pouuvons
saisir,
demeure profondément fuyant (8). " Extrême altérité, intimité extrême:
entre ces deux pôles se meut la musique. Acte de création humaine, élan
vers la
transcendance divine, hors langue, hors vrai et faux, hors bien et mal:
tel est
le mysterium tremendum de la musique
selon Steiner..
1. Errata, p.94.
2.
Memoranda”, L’Herne, no 80, Steiner,
p. 405.
3. Errata, p.108.
4. “L’art
de la critique”, entretien avec Ronald
A. Sharp, in Les logocrates, p.131.
5. Ibid.,
p.168.
6. Réelles
présences, p.220.
7. André
Boucourechliev, Dire la musique, éd.
Minerve, 1995, p.79.
8. Dix
raisons (possibles) à la tristesse de la
pensée., p.179.
Le Magazine Littéraire số đặc biệt về Steiner,
Tháng Sáu
2006