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L’Envers
et l’Endroit
Préface
Les
essais qui sont réunis
dans ce volume ont été écrits en 1935 et 1936 (j'avais alors vingt-deux
ans) et
publiés un an après, en Algérie, à un très petit nombre d'exemplaires.
Cette
édition est depuis longtemps introuvable et j'ai toujours refusé la
réimpression de L'Envers et l'Endroit.
Mon obstination n'a pas de
raisons mystérieuses. Je ne renie rien de ce qui est exprimé dans ces
écrits,
mais leur forme m'a toujours paru maladroite. Les préjugés que je
nourris
malgré moi sur l'art (je m'en expliquerai plus loin) m'ont empêché
longtemps
d'envisager leur réédition. Grande vanité, apparemment, et qui
laisserait
supposer que mes autres écrits satisfont à toutes les exigences. Ai-je
besoin
de préciser qu'il n'en est rien? Je suis seulement plus sensible aux
maladresses de L'Envers et L'Endroit qu'à d'autres, que je n'ignore
pas.
Comment l'expliquer sinon en reconnaissant que les premières
intéressent, et
trahissent un peu, le sujet qui me tient le plus à cœur? La question de
sa valeur
littéraire étant réglée, je puis avouer, en effet, que la valeur de
témoignage
de ce petit livre est, pour moi, considérable. Je dis bien pour moi,
car c'est
devant moi qu'il témoigne, c'est de moi qu'il exige une fidélité dont
je suis
seul à connaître la profondeur et les difficultés. Je voudrais essayer
de dire
pourquoi.
Brice Parain prétend souvent
que ce petit livre contient ce que j' ai écrit de meilleur. Parain se
trompe.
Je ne le dis pas, connaisssant sa loyauté, à cause de cette impatience
qui
vient à tout artiste devant ceux qui ont l'impertinence de préférer ce
qu'il a
été à ce qu'il est. Non, il se trompe parce qu'à vingt-deux ans, sauf
génie, on
sait à peine écrire. Mais je comprends ce que Parain, savant ennemi de
l'art et
philosophe de la compassion, veut dire. Il veut dire, et il a raison,
qu'il y a
plus de véritable amour dans ces pages maladroites que dans toutes
celles qui
ont suivi.
Chaque artiste garde ainsi,
au fond de lui, une source unique qui alimente penndant sa vie ce qu'il
est et
ce qu'il dit. Quand la source est tarie, on voit peu à peu l' oeuvre se
racornir, se fendiller. Ce sont les terres ingrates de l'art que le
courant
invisible n'irrigue plus. Le cheveu devenu rare et sec, l'artiste,
couvert de
chaumes, est mûr pour le silence, ou les salons, qui reviennent au
même. Pour
moi, je sais
que ma source est dans L'Envers et l'Endroit, dans ce monde de pauvreté
et de
lumière où j'ai longtemps vécu et dont le souvenir me préserve encore
des deux
dangers contraires qui menacent tout artiste, le ressentiment et la
satisfaction.
La pauvreté, d'abord, n'a
jamais été un malheur pour moi : la lumière y répandait ses richesses.
Même mes
révoltes en ont été éclairées. Elles furent presque toujours, je crois
pouvoir
le dire sans tricher, des révoltes pour tous, et pour que la vie de
tous soit
élevée dans la lumière. Il n'est pas sûr que mon cœur fût naturellement
disposé
à cette sorte d'amour. Mais les circonstances m'ont aidé. Pour corriger
une
indifférence naturelle, je fus placé à mi-distance de la misère et du
soleil.
La misère m'empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans
l'
histoire; le soleil m'apprit que l'histoire n'est pas tout. Changer la
vie,
oui, mais non le monde dont je faisais ma divinité. C'est ainsi, sans
doute,
que j'abordai cette carrière inconfortable où je suis, m'engageant avec
innocence
sur un fil d'équilibre où j'avance péniblement, sans être sûr
d'atteindre le
but. Autrement dit, je devins un artiste, s'il est vrai qu'il n'est pas
d'art
sans refus ni sans consentement.
Dans tous les cas, la belle
chaleur qui régnait sur mon enfance m'a privé de tout ressentiment. Je
pivais
dans la gêne, mais aussi dans une sorte de jouissance. Je me sentais
des forces
infinies : il fallait seulement leur trouver un point d'application. Ce
n'était
pas la pauvreté qui faisait obstacle à ces forces : en Afrique, la mer
et le
soleil ne coûtent rien. L'obstacle était plutôt dans les préjugés ou la
bêtise.
J'avais là toutes les occasions de développer une “castillanerie” qui
m'a fait
bien du tort, que raille avec raison mon ami et mon maître Jean
Grenier, et que
j'ai essayé en vain de corriger, jusqu’au moment où j’ai compris qu'il
y avait aussi une
fatalité des natures. Il valait mieux alors accepter son propre orgueil
et
tâcher de le faire servir plutôt que de se donner, comme dit Chamfort,
des
principes plus forts que son caractère. Mais, après m'être interrogé,
je puis
témoigner que, parmi mes nombreuses faiblesses, n'a jamais figuré le
défaut le
plus répandu parmi nous, je veux dire l'envie, véritable cancer des
sociétés et
des doctrines.
Le mérite de cette heureuse
immunité ne me revient pas. Je la dois aux miens, d'abord, qui
manquaient de
presque tout et n'enviaient à peu près rien. Par son seul silence, sa
réserve,
sa fierté naturelle et sobre, cette famille, qui ne savait même pas
lire, m'a
donné alors mes plus hautes leçons, qui durent toujours. Et puis,
j'étais
moi-même trop occupé à sentir pour rêver d'autre chose.
Encore maintenant, quand je
vois la vie d'une grande fortune à Paris,
il y a de la compassion dans l'éloignement qu'elle m'inspire souvent.
On trouve
dans le monde beaucoup d'injustices, mais il en est une dont on ne
parle
jamais, qui est celle
du climat. De cette injustice-là, j'ai été longtemps, sans le savoir,
un des
profiteurs. J'entends d'ici les accusations de nos féroces
philanthropes, s'ils
me lisaient. Je veux faire passer les ouvriers pour riches et les
bourgeois
pour pauvres, afin de conserver plus longtemps l' heureuse servitude
des uns et
la puissance des autres. Non, ce n'est pas cela. Au contraire, lorsque
la pauvreté
se conjugue avec cette vie sans ciel ni espoir qu'en arrivant à l'âge
d' homme
j'ai découverte dans les horribles faubourgs de nos villes, alors
l'injustice
dernière, et la plus révoltante, est consommée : il faut tout faire, en
effet,
pour que ces hommes échappent à la double humiliation de la misère et
de la
laideur. Né pauvre, dans un quartier ouvrier, je ne savais pourtant pas
ce
qu'était le vrai mallheur avant de connaître nos banlieues froides.
Même l'extrême misère arabe
ne peut s'y comparer, sous la différence des ciels. Mais une fois qu'on
a connu
les faubourgs industriels, on se sent à jamais souillé, je crois, et
responsable de leur existence.
Ce que j'ai dit ne reste pas
moins vrai. Je rencontre parfois des gens qui vivent au milieu de
fortunes que
je ne peux même pas imaginer. Il me faut cependant un effort pour
comprendre
qu'on puisse envier ces fortunes. Pendant huit jours, il y a longtemps,
j'ai
vécu comblé des biens de ce monde: nous dormions sans toit, sur une
plage, je
me nourrissais de fruits et je passais la moitié de mes journées dans
une eau
déserte. J'ai appris à cette époque une vérité qui m'a poussé à
recevoir les
signes du confort, ou de l'installation, avec ironie, impatience, et
quelquefois avec fureur. Bien que je vive maintenant sans le souci du
lendemain, donc en privilégié, je ne sais
pas posséder. Ce que j'ai, et qui m'est toujours offert sans que je
l'aie
recherché, je ne puis rien en garder. Moins par prodigalité, il me
semble, que
par une autre sorte de parcimonie : je suis avare de cette liberté qui
disparaît dès que commence l'excès des biens. Le plus grand des luxes
n'a
jamais cessé de coïncider pour moi avec un certain dénuement. J'aime la
maison
nue des Arabes ou des Espagnols. Le lieu où je préfère vivre et
travailler (et;
chose plus rare, où il me serait égal de mourir) est la chambre
d'hôtel. Je
n'ai jamais pu m'abandonner à ce qu'on appelle la vie d'intérieur (qui
est si
souvent le contraire de la vie intérieure) ; le bonheur dit bourgeois
m'ennuie
et m'effraie. Cette inaptitude n'a du reste rien de glorieux; elle n'a
pas peu
contribué à alimenter mes mauvais défauts. Je n'envie rien, ce qui est
mon
droit, mais je ne pense pas toujours aux envies des autres et cela
m'ôte de
l'imaginaation, c'est-à-dire de la bonté. Il est prai que je me suis
fait une
maxime pour mon usage personnel : « Il faut mettre ses principes dans
les
grandes choses, aux petites la miséricorde suffit. » Hélas! on se fait
des maximes
pour combler les trous de sa propre nature. Chez moi, la miséricorde
dont je
parle s'appelle plutôt indifférence. Ses effets, on s'en doute, sont
moins
miraculeux.
Mais je yeux seulement
souligner que la pauvreté ne suppose pas forcément l'envie. Même plus
tard,
quand une grave maladie m'ôta provisoirement la force de vie qui, en
moi,
transfigurait tout, malgré les infirmités. invisibles et les nouvelles
faiblesses que j'y trouyais, je pus connaître la peur et le
découragement,
jamais l'amertume. Cette maladie sans doute ajoutait d'autres entraves,
et les
plus dures, à celles qui étaient déjà les miennnes. Elle favorisait
finalement
cette liberté du cœur, cette légère distance à l'égard des intérêts
humains qui
m'a toujours préservé du ressentiment. Ce privilège, depuis que je vis
à Paris, je sais
qu'il est royal. Mais j'en ai joui sans limites ni remords et, jusqu'à
présent
du moins, il a éclairé toute ma vie. Artiste, par exemple, j'ai
commencé à vivre
dans l'admiration, ce qui, dans un sens, est le paradis terrestre. (On
sait
qu'aujourd'hui l'usage, en France,
pour débuter dans les lettres, et même pour y finir, est au contraire
de
choisir un artiste à railler.) De même, mes passions d' homme n'ont
jamais été
« contre ». Les êtres que j'ai aimés ont toujours été meilleurs et plus
grands
que moi. La pauvreté telle que je l'ai vécue ne m'a donc pas enseigné
le
ressentiment, mais une certaine fidélité, au contraire, et la ténaacité
muette.
S'il m'est arrivé de l'oublier, moi seul ou mes défauts en sommes
responsables
et non le monde où je suis né.
C'est aussi le souvenir de
ces années qui m'a empêché de me trouver jamais satisfait dans
l'exercice de
mon métier. Ici, je voudrais parler, avec autant de simplicité que je
le puis,
de ce que les écrivains taisent généralement. Je n'évoque même pas la
satisfaction
que l'on trouve, paraît-il, devant le livre ou la page réussis. Je ne sais si
beauucoup
d'artistes la connaissent. Pour moi, je ne crois pas avoir jamais tiré
une joie
de la lecture d'une page terminée. J'avouerai même, en acceptant d'être
pris au
mot, que le succès de quelques-uns de mes livres m'a toujours surpris.
Bien
entendu, on s'y habitue, et assez vilainement. Aujourd' hui encore,
pourtant,
je me sens un apprenti auprès d'écrivains vivants à qui je donne la
place de
leur vrai mérite, et dont l'un des premiers est celui à qui ces essais
furent
dédiés, il y a déjà vingt ans (1). L'écrivain a, naturellement, des
joies pour
lesquelles il vit et qui suffisent à le combler. Mais, pour moi, je les
rencontre au moment de la conception, à la seconde où le sujet se
révèle, où
l'articulation de l'œuvre se dessine devant la sensibilité soudain
claivoyante,
à ces moments délicieux où l'imagination se confond tout à fait avec
l'intelligence. Ces instants passent comme ils sont nés. Reste
l'exécution,
c'est-à-dire une longue peine.
Sur un autre plan, un artiste
a aussi des joies de vanité. Le métier d'écrivain, particulièrement
dans la
société française, est en grande partie un métier de vanité. Je le dis
d'ailleurs sans mépris, à peine avec regret. Je ressemble aux autres
sur ce
point; qui peut se dire dénué de cette ridicule infirmité? Après tout,
dans une
société vouée à l'envie et à la dérision, un jour vient toujours où,
couverts
de brocards, nos écrivains payent
1. Jean Grenier.
durement ses pauvres joies.
Mais justement, en vingt années de vie littéraire, mon métier m'a
apporté bien
peu de joies semblables, et de moins en moins à mesure que le temps
passait.
N'est-ce pas le souvenir des
vérités entrevues dans L'Envers et l'Endroit qui m'a toujours empêché
d'être à
l'aise dans l'exercice public de mon métier et qui m'a conduit â tant
de refus
qui ne m'ont pas toujours fait des amis? A ignorer le compliment ou l'
hommage,
en effet, on laisse croire au commplimenteur qu'on le dédaigne alors
qu'on ne
doute que de soi. De même, si j'avais montré ce mélange d'âpreté et de
complaisance qui se rencontre dans la carrière littéraire, si même
j'avais
exagéré ma parade, comme tant d'autres, j'aurais reçu plus de
sympathies car,
enfin, j'aurais joué le jeu. Mais qu'y faire, ce jeu ne m'amuse pas!
L'ambition
de Rubempré ou de Julien Sorel
me déconcerte souvent par sa naïveté, et sa modestie. Celle de
Nietzsche, de
Tolstoï ou de Melville, me bouleverse, et en raison même de leur échec.
Dans le
secret de mon cœur, je ne me sens d' humilité que
devant les vies les plus paupres ou les grandes aventures de l'esprit.
Entre
les deux se trouve aujourd' hui une société qui fait rire.
Parfois, dans ces «
premières» de théâtre, qui sont le seul lieu où je rencontre ce qu'on
appelle
avec insolence le Tout-Paris, j'ai l'impression que la salle va
disparaître,
que ce monde, tel qu'il semble, n'existe pas. Ce sont les autres qui me
paraissent réels, les grandes figures qui crient sur la scène. Pour ne
pas fuir
alors, il faut se souvenir que chacun de ces spectateurs a aussi un
rendez-pous
avec lui-même; qu'il le sait, et que, sans doute, il s'y rendra tout à
l'heure.
Aussitôt, le voici de nouveau fraternel : les solitudes réunissent ceux
que la
société sépare. Sachant cela, comment flatter ce monde, briguer ses
privilèges
dérisoires, consentir à féliciter tous les auteurs de tous les livres,
remercier
ostensiblement le critique favorable, pourquoi essayer de séduire
l'adversaire,
de quelle figure surtout recevoir ces compliments et cette admiration
dont la
société française (en présence de l'auteur du moins, car, lui parti!
... ) use
autant que du Pernod et de la presse du cœur ? Je n'arrive à rien de
tout cela,
c'est un fait. Peut-être y a-t-il là beaucoup de ce mauvais orgueil
dont je
connais en moi l'étendue et les pouvoirs. Mais s'il y avait cela
seulement, si
ma vanité était seule à jouer, il me semble qu'au contraire je jouirais
du compliment,
superficiellement, au lieu d'y trouver un malaise répété. Non, la
vanité que
j'ai en commun avec les gens de mon état, je la sens réagir surtout à
certaines
critiques qui comportent une grande part de vérité. Devant le
compliment, ce
n'est pas la fierté qui me donne cet air cancre et ingrat que je
connais bien,
mais (en même temps que cette profonde indifférence qui est en moi
comme une
infirmité de nature) un sentiment singulier qui me vient alors: « Ce
n'est pas
cela... » Non, ce n'est pas cela et c'est pourquoi la réputation, comme
on dit,
est parfois si difficile à accepter qu'on trouve une sorte de mauvaise
joie à
faire ce qu'il faut pour la perdre. Au contraire, relisant L'Envers et
l'Endroit après tant d'années, pour cette édition, je sais
instinctivement devant certaines pages,
et malgré les malaadresses, que c'est cela. Cela, c'est-à-dire cette
vieille
femme, une mère silencieuse, la pauvreté, la lumière sur les oliviers
d'Italie,
l'amour solitaire et peuplé, tout ce qui témoigne, à mes propres yeux,
de la vérité.
Depuis le temps où ces pages
ont été écrites, j'ai vieilli et traversé beaucoup de choses. J'ai
appris sur
moi-même, connaissant mes limites, et presque toutes mes faiblesses.
J'ai moins
appris sur les êtres parce que ma curiositévya plus à leur destin qu'à
leurs réactions
et que les destins se répètent beaucoup. J'ai appris du moins qu'ils
existaient
et que l'égoïsme, s'il ne peut se renier, doit essayer d'être
clairvoyant.
Jouir de soi est impossible; je le sais,
malgré les grands dons qui sont les miens pour cet exercice. Si la
solitude
existe, ce que j'ignore, on aurait bien le droit, à l'occasion, d'en
rêver
comme d'un paradis. J'en rêve parfois, comme tout le monde. Mais deux
anges
tranquilles m'en ont toujours interdit l'entrée; l'un montre le visage
de
l'ami, l'autre la face de l'ennemi.
Oui, je sais
tout cela et j'ai appris encore ou à peu
près, ce que coûtait l'amour. Mais sur la vie elle-même, je n'en sais pas plus
que ce qui
est dit, avec gaucherie, dans L'Envers et L'Endroit.
« Il n'y a pas d'amour de vivre
sans désespoir de vivre », ai-je écrit, non sans emphase, dans ces
pages. Je ne
savais pas à l'époque à quel point je disais vrai; je n' avais pas
encore
traversé les temps du vrai désespoir. Ces temps sont venus et ils ont
pu tout
détruire en moi, sauf justement l'appétit désordonné de vivre. Je
souffre
encore de cette passion à la fois féconde et destructrice qui éclate
jusque
dans les pages les plus sombres de L'Envers et L'Endroit. Nous ne
vivons vraiment
que quelques heures de notre vie, a-t-on dit. Cela est vrai dans un
sens, faux
dans un autre. Car l'ardeur affamée qu'on sentira dans les essais qui
suivent
ne m'a jamais quitté et, pour finir, elle est la vie dans ce qu'elle a
de pire
et de meilleur. J'ai voulu sans doute rectifier ce qu'elle produisait
de pire
en moi. Comme tout le monde, j'ai essayé, tant bien que mal, de
corriger ma
nature par la morale. C’est, hélas! ce qui m'a coûté le plus cher. Avec
de
l'énergie, et j'en ai, on arrive parfois à se conduire selon la morale,
non à
être. Et rêver de morale quand on est un homme de passion, c'est se
vouer à
l'injustice, dans le temps même où l'on parle de justice. L'homme
m'apparaît
parfois comme une injustice en marche:
je pense à moi. Si j'ai, à ce moment, l'impresssion de m'être trompé ou
d'avoir
menti dans ce que parfois j'écrivais, c'est que je ne sais comment
faire connaître honnêtement mon
injustice. Sans doute, je n'ai jamais dit que j'étais juste. Il m'est
seulement
arrivé de dire qu'il fallait essayer de l'être, et aussi que c'était
une peine
et un malheur. Mais la différence est-elle si grande ? Et peut-il
vraiment prêcher
la justice celui qui n'arrive même pas à la faire régner dans sa vie?
Si, du
moins, on pouvait vivre selon l' honneur, cette vertu des injustes!
Mais notre
monde tient ce mot pour obscène; aristocrate fait partie des injures
littéraires et philosophiques. Je ne suis pas aristocrate, ma réponse
tient
dans ce livre: voici les miens, mes maîtres, ma lignée: voici, par eux,
ce
qui me réunit à tous. Et cependant, oui, i'ai besoin d'honneur, parce
que je ne
suis pas assez grand pour m'en passer !
Qu'importe! Je voulais
seulement marquer que, si j'ai beaucoup marché depuis ce livre, je n'ai
pas
tellement progressé. Souvent, croyant avancer, je reculais. Mais, à la
fin, mes
fautes, mes ignorances et mes fidélités m'ont toujours ramené sur cet
ancien
chemin que j'ai commencé d'ouvrir avec L'Envers et L'Endroit, dont on
voit les
traces dans tout ce que j'ai fait ensuite et sur lequel, certains
matins
d'Alger, par exemple, je marche toujours avec la même légère ivresse.
Pourquoi donc, s'il en est
ainsi, avoir longtemps refusé de produire ce faible témoignage? D'abord
parce
qu'il y a en moi, il faut le répéter, des résistances artistiques,
comme il y
a, chez d'autres, des résistances morales ou religieuses.
L'interdiction,
l'idée que “cela ne se fait pas “, qui m'est assez étrangère en tant
que fils
d'une libre nature, m'est présente en tant qu'esclave, et esclave
admiratif,
d'une tradition artistique sévère.
Peut-être aussi cette méfiance
vise-t-elle mon anarchie profonde, et par là, reste utile. Je connais
mon
désordre, la violence de certains instincts, l'abandon sans grâce où je
peux me
jeter. Pour être édifiée, l'œuvre d'art doit se servir d'abord de ces
forces
obscures de l'âme. Mais non sans les canaliser, les entourer de digues,
pour
que leur flot monte, aussi bien .. Mes digues, aujourd'hui encore, sont
peut-être trop hautes. De là, cette raideur, parfois... Simplement, le
jour où
l'équilibre s'établira entre ce que je suis et ce que je dis, ce
jour-là
peut-être, et j'ose à peine l'écrire, je pourrai bâtir l' œuvre dont je
rêve.
Ce que j'ai voulu dire ici, c'est qu'elle ressemblera à L'Envers et
L'Endroit,
d'une façon ou de l'autre, et qu'elle parlera d'une certaine forme
d'amour. On
comprend alors la deuxième raison que j'ai eue de garder pour moi ces
essais de
jeunesse. Les secrets qui nous sont les plus chers, nous les livrons
trop dans
la maladresse et le désordre; nous les trahissons, aussi bien, sous un
déguisement
trop apprêté. Mieux vaut attendre d'être expert à leur donner une
forme, sans cesser
de faire entendre leur voix, de savoir unir à doses à peu près égales
le
naturel et l'art; d'être enfin. Car c'est être que de tout pouvoir en
même
temps. En art, tout vient simultanément ou rien ne vient; pas de
lumières sans
flammes. Stendhal s'écriait un jour: « Mais mon âme à moi est un feu
qui
souffre, s'il ne flambe pas. » Ceux qui lui ressemblent sur ce point ne
devraient
créer que dans cette flambée. Au sommet de la flamme, le cri sort tout
droit et
crée ses mots qui le répercutent à leur tour. Je parle ici de ce que
nous tous,
artistes incertains de l'être, mais sûrs de ne pas être autre chose,
attendons,
jour après jour, pour consentir enfin à vivre.
Pourquoi donc, puisqu'il
s'agit de cette attente, et probablement vaine, accepter aujourd' hui
cette
publication? D'abord parce que des lecteurs ont su trouver l'argument
qui m'a
convaincu. (1) Et puis un temps vient
(1). Il est simple. « Ce
livre existe déjà, mais à un petit nombre d'exemplaires, vendus
chèrement par
des libraires. Pourquoi seuls les lecteurs riches auraient-ils le droit
de le
lire? » En effet, pourquoi?
toujours dans la vie d'un
artiste où il doit faire le point, se rapprocher de son propre centre,
pour tâcher
ensuite de s'y maintenir. C'est ainsi aujourd'hui et je n'ai pas besoin
d'en
dire plus. Si, malgré tant d'efforts pour édifier un langage et faire
vivre des
mythes, je ne parviens pas un jour à récrire L'Envers et L'Endroit, je
ne serai
jamais parvenu à rien, voilà ma conviction obscure. Rien ne m'empêche
en tout
cas de rêver que j'y réussirai, d'imaginer que je mettrai encore au
centre de
cette œuvre l'admirable silence d'une mère et l'effort d'un homme pour
retrouver
une justice ou un amour qui équilibre ce silence. Dans le songe de la
vie, voici
l' homme qui trouve ses vérités et qui les perd, sur la terre de la
mort, pour
revenir à travers les guerres, les cris, la folie de justice et
d'amour, la
douleur enfin, vers cette patrie tranquille où la mort même est un
silence
heureux. Voici encore ... Oui, rien n'empêche de rêver, à l' heure même
de
l'exil, puisque du moins je sais
cela, de science certaine, qu'une œuvre d' homme n'est rien d'autre que
ce long
cheminement pour retrouver par les détours de l'art les deux ou
trois images simples et grandes sur lesquelles le cœur, une première
fois,
s'est ouvert. Voilà pourquoi, peut-être, après vingt années de travail
et de
production, je continue de vivre avec l'idée que mon œuvre n'est même
pas
commencée. Dès l'instant où, à l'occasion de cette réédition, je me
suis
retourné vers les premières pages que j'ai écrites, c'est cela,
d'abord, que
j'ai eu envie de consigner ici.
Albert
Camus
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