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La Fête au Bouc
Mario Vargas Llosa
Traduit de l'espagnol (Pérou)
par Albert
Bensoussan.
Ed. Gallimard, 23,50 €.
A soixante-six ans, Mario
Vargas Llosa a
la stature impresssionnante et ce regard limpide des êtres qui ont vécu
en
accord avec eux-mêmes. Et lorsqu'il évoque le « règne » de Rafael
Leonidas
Trujillo en République Dominicaine (de 1930 à 1961, où il fut assassiné
à l'âge
de soixante-neuf ans), il retrousse les lèvres sur un sourire à la fois
ironique et douloureux. Si La Fête au Bouc, très finement
traduit
(inséminé, oui ! ») par Albert Bensoussan, s'inscrit dans la tradition
latino-américaine du « roman de dictature » instaurée magistralement
par Monsieur
le Président du Guatémaltèque Miguel Angel Asturias (traduit en
1952 par
Georges Pillement), elle plonge aussi ses racines dans la prime
jeunesse de
l'auteur. La dictature, il l'a connue enfant, dans sa ville natale
d'Arequipa
(Pérou), sous la férule de « ce monsieur qui était mon papa », un
mécanicien-radio qui, pour se venger de la naissance aristocratique de
sa
femme, interdisait tout, contrôlait tout. Et l'univers carcéral du
collège
militaire Leonce Prado,décritdans La Ville et les chiens
(traduit en
1962), est celui de ses études secondaires. Quant au superbe Conversation
à
« la Cathédrale» (traduit en 1973), galerie de monstres dont le
lieu de
rencontre est le bordel, il esquisse le fond glauque où se devine
l'omniprésence du dictateur Odria, auuquel, adolescent, l'écrivain ose
se
mesurer en 1962 : les étudiants communistes incarcérés n'ont ni matelas
ni
couverture, il lui faut un rendez-vous avec le ministre de l'Intérieur
! Très
tôt, l'écrivain a compris qu'il avait le choix entre s'inventer, ou
devenir le
double d'un chef (d'un « satrape »). Fort de son libre-arbitre, il
épouse à
dix-neuf ans sa tante Julia, de treize ans son aînée (La Tante Julia
et le
scribouillard, prix du Meilleur Livre Etranger en 1980), en
poursuivant à
la fois des études de lettres à l'université de Lima et une carrière de
journaliste qui le conduit à Madrid, puis à Paris (1958 à 1966) où il
travaille
à Berlitz, à France-Presse, à l'O.RT.B.F ...
Une vie qui est un roman; une vingtaine de livres, de l'essai (L'Orgie
perpétuelle, sur Flaubert; L'Utopie archaïque, sur le
Péruvien José
Maria Arguedas), au roman historique (l'ahurissante Guerre de la
fin du Monde,
inspirée de Os Sertoes, du Brésilien Euclides Da Cunha
racontant le
soulèvement en 1896 des miséreux du sertao, fanatisés par un
prophète
cathare) ou à la fiction célébrant les noces barbares des légendes
Mayas et
d'Alexandre Dumas (L'Homme qui parle) ; une campagne
présidentielle
menée en 1990 avec panache dans un Pérou en proie à la guerre civile,
contre
Alberto Fujimori qui le battra au second tour en récupérant son propre
programme à seule fin de restaurer la dictature deux ans après. (Le
Poisson
dans l'eau, traduit en 1995) ... : naturalisé espagnol et lauréat
en 1994
du prix Cervantès, la plus haute distinction des lettres de son pays
d'adopption, Mario Vargas Llosa n'a plus à prouver sa valeur. Et voici
qu'il
nous donne son meilleur livre : une somme de 600 pages qu'on lit comme
un
thriller, un roman dont (presque) tous les personnages ont existé, et
où trois
récits se suivent, s'entrelacent, se culbutent, avant de se rassembler
de façon
hallucinante dans un coup de fusil qui fait tout rebondir. Trois temps:
celui
des conjurés qui -attendent d'abord, sur la route de la Maison d'Acajou
(le
bordel, qui rappelle Conversation à « la Cathédrale ») la
voiture du
“Bouc” à abattre; la dernière journée de Trujillo; le bref séjour à
Saint-Domingue
de l'avocate new-yorkaise Urania Cabral en 1996, trente-cinq ans après
un
départ précipité juste avant l'assassinat (elle avait quatorze ans), et
son
monologue à l'adresse d'un père impotent et muet. Trois énigmes: la
cible
sera-t-elle atteinte et le putsch réussi? Jusqu'où vont aller les
provocations
de l'ex-marine à l'encontre des Etats-Unis qui l'ont mis en
place face
au danger communiste, et lui imposent mainteenant les sanctions de
l'O.E.A. ?
Quel est le secret d'Urania ? Retournements de situation, comportements
imprévisibles ... Vargas Llosa empoigne son lecteur, il le plonge dans
le
marécage d'une Histoire qui dépasse la fiction et dont le mystère,
au-delà des
facéties de la C.I.A., est l'homme, peut-être ...
- Nadine Sautel. La Fête au Bouc fait
penser à la fois à une fugue à
trois voix, à un film de Costa Gavras mâtiné de David Lynch, et aux
romans de
Faulkner, dont Mallraux disait qu'il abordait le thème de la condition
humaine
comme « l'intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier " ...
- Mario Vargas Llosa. J'aime beaucoup votre idée de roman faulknérien.
Faulkner
est le premier écrivain que j'ai lu avec un crayon et un bout de papier
à la
main, essayant de déchiffrer ses structures temporelles, la façon dont
il
organisait les points de vue. Tragédie grecque? Roman policier?
Certainement !
Les faits dépassaient en horreur l'imaginable, et il fallait les
débusquer. Ça
peut choquer qu'on fasse de la douleur ou de l'atrocité une matière
pour la
création. Mais c'est la condition de l'écrivain, de convertir ce qu'il
lit, ce
qu'il vit, en œuvre d'art. Et la dictature, Malraux l'a bien montré,
est un
thème particulièrement riche, parce que c'est une expérience-limite qui
oblige
à affronter la peur. C'est l'épreuve dans laquelle on peut observer ce
qu'il y
a de meilleur et ce qu'il y a de pire dans l'être humain. Et la
dictature de Trujillo,
quand j'étais jeune, était considérée comme la forme emblématique de la
dictature en Amérique latine. Elle en avait poussé à l'extême les
caractéristiques:
la cruauté, la corruption, mais aussi la théâtralité. Trujillo
était insurpassable dans le grotesque: nommer colonel son fils Ramfis à
neuf
ans, puis général à douze ans, dans une cérémonie publique à laquelle
assistaient tous les ambassadeurs ... Il dessinait luimême ses
uniformes
extraodinaires, et la forme de sa moustache hitlérienne, aidé par un
top model
newyorkais qu'il avait adopté. C'était à la fois son chef de protocole
et son
ministre des plaisirs. Je l'appelle Manuel Alfonso. J'ai gardé ces
images. A
l'époque j'étais étudiant en lettres à l'université San Marrcos, à Lima.
- C'est ce qui vous a
donné l'idée de ce livre?
- Non. Ce qui m'a vraiment ouuvert l'appétit c'est mon premier séjour
en
République Dominicaine, en 1975, à l'occasion du tournage d'un film
tiré de mon
roman Pantaleon et les visiteuses. Je suis resté là-bas huit
mois.
J'étais interloqué par les témoignages, épouvanté, mais fasciné.
Surtout
d'apprendre que, pendant les tournées de Trujillo
à l'intérieur du pays, de pauvres gens lui faisaient cadeau de leur
fille
vierge, comme à un dieu païen. Un ancien secrétaire de Trujillo
me l'a confirmé: (, Mais oui ! C'était même un problème pour nous, nous
ne
savions plus qu'en faire! » C'est ce qui m'a donné l'idée d'Urania.
J'ai inventé
le personnnage, mais son histoire est complètement plausible.
- Trujillo
se
vantait aussi, devant ses plus proches collaborateurs, de « tringler "
leurs femmes ...
Oui. Dans un pays machiste il voulait savoir s’ils étaient prêts à
sacrifier
pour lui jusqu'à leur honneur de macho. Le plus ahurisssant, c'est
qu'ils
acceptaient l'épreuve: tout plutôt que de perdre la grâce ! De sorte
que les
femmes étaient doublement victimes : de l'autoritarisme, et du machisme.
- Vous évoquez souvent le
regard de Trujillo: « Comme s'il avait gratté ma
conscience », dit le lieutement Garcia Guerrero, l'un des conjurés
...
- Trujillo
avait réussi à s'imposer à la façon d'un scoop-télé. Chacun avait un
petit Trujillo
en lui-même. Alors quand on le voyait pour de vrai! C'est ça, le grand
succès
d'une dictature: quand le dictateur n'est pas seulement au-dessus de la
tête
des gens, mais dans leur tête. On dirait qu'il y a une faille dans
l'homme qui
permet la dictature. “De droite” ou “De gauche”, mais c'est seulement
la rhétorique
qui change. Tenez: en Amérique latine, Fidel Castro est depuis 43 ans
au
pouvoir! Douze ans de plus que Trujillo!
Et au Vénézuela, Hugo Chavez aimerait bien avoir le pouvoir absolu de
Fidel...
Et en Afrique, regardez le Zimbabwe
avec Mugabe! .. Aujourd'hui, dans le monde, pour une démocratie, il y a
cinq
dictatures. Avec leurs résultats concrets : l'usage de la force, la
manipulation de l'opinion, le mépris des droits de l'homme et, pour
finir, la
divinisation du leader, du caudillo.
- Cette divinisation
permet-elle de comprendre la réaction du général Roman?
- L'attitude du général Roman, chef des forces armées, est incroyable
mais
vraie. Il faisait partie de la conjuration, mais, au dernier moment, il
a été
incapable de passer à l'action, paralysé par une sorte de terreur
sacrée. Il a
payé très cher!
- Les excès de la
répression rappellent L'Orestie d'Eschyle ou le Richard
III de Shakespeare. Le maître de
cérémonie est le coloonel Johny Abbes
Garcia, chef du S.I.M…
- Cette fiction-là, c'était dans les faits ! Johny Abbes était un
monstre. Il
prenait plaisir non seulement à faire souffrir, mais à souiller la
mémoire de
ses victimes, maquillant les assassinats en orgies sexuelles par
exemple ...
C'était un ancien indic de radio devenu faux étudiant à Mexico,
où il avait d'ailleurs connu Castro. C'est là-bas qu'il a réussi
l'assassinat
de l'écrivain esspagnol José Almoina. Trujillo
l'a alors nommé colonel et chef du Service d'Intelligence.
- Trujillo
vivant, cette réalité-là est voilée: ce qui déplaisent ou gênent
disparaisssent
mystérieuseement. Comment pouvez-vous affirmer leur assassinat?
- Vous savez, c'est tellement atroce que c'est difficile à croire: les
requins
s'étaient habitués à manger les gens, et ils alllaient attendre les
prisonniers. Il y avait un fourmillement de requins ... Alors on en a
pêchés,
on leur a ouvert le ventre, et on y a trouvé des chaussures, des
ceinturons des
victimes ... C'est horrible d'évoquer de cette façon le réfugié
politique
espagnol Galindez, enlevé en plein New York, ou le romancier Ramon
Marreo
Aristy, qui aurait renseigné le New York Times !
- C'est seulement dans la
seconde partie du roman, et surtout dans les derniers
chapitres, après la mort de Trujillo,
que le lecteur pénètre dans les salles de torture du S.I.M. (la
Quarante ; le
Neuf). Le climat devient insoutenable.
- Il fallait le montrer. Ça m'a beaucoup coûté. Il y avait là un danger
moral.
- Mais tout ça, vous ne l'avez pas vu!
- Evidemment. Mais mon récit est très documenté: j'ai parlé avec les
femmes des
victimes, j'ai lu beaucoup de témoignages sur ce qu'était la vie dans
les
prisons, mais surtout j'ai parlé avec d'anciens détenus, et avec au
moins un
des tortionnaires. C'était encore pire que ce que je montre. Surtout
pendant
les six mois qui ont suivi la mort de Trujillo,
quand Ramfis est rentré et a pris le contrôle de la répression. Mais
dire la
réalité peut mener l'histoire à l'irréalité totale ...
- On a, au contraire, un
sentiment de réalité extraordinaire. Même quand l'un
des conjurés mange son fils aîné en ragoût et que les gardiens, pour le
prouver, lui appportent sa tête ...
- C'est effroyable. De la tragédie grecque, oui. J'ai parlé avec les
prisonniers qui partageaient la cellule de ce pauvre homme. Ça faisait
partie
des tortures. C'était le moment le plus atroce. Et il y avait des
personnes
pour planifier ces opérations comme un jeu d'échecs!
- Les conjurés savaient
qu'ils rissquaient ça. Il leur fallait un motif assez
puissant pour surmonter la peur. Etait-il le même pour tous?
- Certains, qui faisaient partie de l'entourage de Trujillo, avaient
été
humiliés, blessés dans leur honneur, comme Antonio de la Maza, qui
avait reçu
la concession d'un terrain comme prix du silence après le “suicide”de
son
frère, témoin gênant dans l'enlèvement de Gaalindez. D'autres étaient
là pour
des raisons de principe : par exemple Salvador Estrella Sadhala, qui
n'avait
jamais travaillé avec Trujillo,
puisqu'il était commerçant, mais qui était un catholique très
pratiquant. La
“Lettre pastorale” du 25 janvier 1960 avait condamné le régime. Deux
évêques,
étrangers, l'un de nationalité nordricaine, et l'autre de nationalité
esspagnole, étaient en danger de mort ... Le goût du pouvoir? Pas chez
les
conspirateurs. Le général en chef prévoyait des élections démocratiques
au bout
de six mois. Ceux qui cherchaient le pouvoir restaient dans l'ombre ...
- Vous pensez au
président Balaguer?
- Balaguer a réussi à être presqu'invisible tant que Trujillo
était vivant. Mais il voulait le pouvoir, et il l'a caché pendant
presque toute
sa vie. C'était un homme cultivé, un homme de lettres, un avocat...
- Et pourtant Trujillo
détestait les intellectuels et les écrivains: « Je les place en
dernier. Après
les curés, même»!
- Oui, sauf Balaguer. Il est resté au pouvoir pendant les trente et un
ans,
sans jamais tomber en disgrâce, ce qui était très difficile. Il a été
ambassadeur, il est passé pratiquement par tous les ministères, il a
été
vice-président, et finalement président avec Trujillo.Trujillo se
disait: “Je
vais mettre Balaguer à la présidence parce qu'il n'a pas d'ambition ...
»
- « Un petit homme sans
lumière propre, comme la lune ... »
- Eh bien le petit homme a réussi à tromper Trujillo,
ce qui était remarquable. Car Trujillo
n'était pas cultivé (ses lectures se limitaient à Quo Vadis),
mais il
était intelligent. Il avait une intuition très sûre de ce qu'il fallait
faire
pour garder le pouvoir. Avec l'assassinat du “Biennfaiteur”, Balaguer
voit
arriver l'opportunité de se montrer, d'agir. Et le plus incroyable,
c'est qu'il
réusssit à se présenter comme celui qui va démocratiser le pays. Et ça
a marché
: il a été cinq fois président de la République sous la démocratie. De
quoi
sourire !
- Le sang de la vierge
Urania offferte par son père, celui des vingt mille
Haïtiens massacrés à la machette par la police, l'armée et les paysans,
en 1937
: la République Dominicaine est un autel à Trujillo!
- On peut parler de sacrifice rituel, oui. C'est une interprétation
psychanalytique. Un sacrifice pour se purifier du commun métissage, si
l'on
réfléchit bien. Parce que Trujillo
était haïtien par sa mère ...
- C'est très proche de
l'enfer faulknérien, où l'on expie le viol des Indiens.
N'éprouvez-vous pas quelquefois un sentiment d'impuissance face à un
tel
engrenage? Dans L'Utopie
archaïque, vous évoquez le
suicide, en 1969, de
José Maria Arguedas, l'auteur de Tous
sangs mêlés,
à l'université
de Lima
...
- Vous savez, pour moi écrire est une raison suffisante de vivre qui
m'a
toujours sauvé du désespoir absolu, celui qui produit la paralysie. A
un
moment, Arguedas a perdu la foi en sa vocation. Un écrivain n'a pas à
avoir
honte de ne pas s'engager dans une action politique. Ce que j'ai fait
en 1990
n'était pas dans ma nature, j'ai fait un effort dans une situation
révoltante,
c'est tout. Un écrivain est responsable, par le pouvoir qu'il exerce
sur ses
lecteurs. Je reste fidèle au Sartre d'avant l'incohérente déclaration
au Monde,
en 1964 ( “Devant un enfant qui meurt, La Nausée ne fait pas le
poids”).
A l'heure où l'on remplace la raison par des actes de foi (c'est ma
conception
de l'idéologie), l'écrivain est celui qui montre le réel de façon
rationnelle.
C'est important, parce que lorsqu'on agit de façon irrationnelle, c'est
la
violence qui ressort. On l'a vu dans tous les débats intellectuels et
politiques de ces derniers temps. Ce qui est important pour un
écrivain, c'est
d'être authentique avec lui-même, de vivre avec toute l'intégrité
possible ce
qu'il écrit. Moi j'ai besoin d'avoir un pied dans la rue, dans ce qui
se passe,
dans ce qui se fait. Mais regardez Borges, cet extraordinaire épurateur
de la
langue, qui tournait le dos à l'actualité et à la politique: chez
Borges, il y
a presqu'autant d'idées que de mots. C'est important, ça. La langue,
c'est du
pouvoir !
- Ce serait l'objet d'un nouveau
livre sur la dictature ...
- Non! Pas de dictature pour le moment! J'écris un roman très
diffférent, sur
Flora Tristan et son petit-fils Paul Gauguin. Je l'ai commmencé quand
j'ai fini
celui-ci, il y a presque trois ans.
- Comme si vous renaissiez
constamment de l'écriture?
- Oh, je suis un flaubertien ! Flauubert dit à propos de la vocation:
“Écrire,
c'est une façon de vivre”. C'est ma façon de vivre, je n'en connais pas
d'autre, je ne conçois même pas l'idée d'une autre façon de vivre que
d'être
écrivain.
Propos recueillis par Nadine Sautel
Le Magazine Littéraire Juin 2002
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