FRANCE
« Le grandiose désastre français
» selon Cioran
Vision. Pourquoi la France
ne guide
plus le monde? Réponse de Cioran. En 1941.
PAR
SYLVIE PIERRE-BROSSOLETTE
Ce
portrait inédit de la
France fut écrit en 1941, au cœur des années sombres, par Emile Cioran,
génial
philosophe roumain qui adopta la langue française par la suite pour
rédiger ses
nombreux ouvrages. Ce court livre, édité par L'Herne, se lit
aujourd'hui avec
émotion, tant les accents de lucidité et de pessimisme auxquels cet
auteur nous
a habitués font réfléchir sur les ressorts profonds d'un pays à la fois
jouisseur et désespéré. Cet amoureux de la France, né en 1911 en
Roumanie, mort
à Paris en 1995, au passé sulfureux, dissèque à sa façon les grandeurs
et
petitesses d'une nation qui le fascine.
Une réflexion plus vraie que
jamais?
Extraits
« Je ne
crois pas que je
tiendrais aux Français s'ils ne s'étaient pas tant ennuyés au cours de
leur
histoire. Mais leur ennui est dépourvu d'infini. C'est l'ennui de la
clarté.
C'est la fatigue des choses comprises.
Tandis
que, pour les
Allemands, les banalités sont considérées comme l'honorable
substance de la conversation, les Français préfèrent un
mensonge bien dit à une vérité mal formulée.
Tout un
peuple malade du cafard. Voici le mot le plus
fréquent,
aussi bien dans le beau monde que dans la basse société. Le cafard est
l'ennui
psychologique ou viscéral; c'est l'instant envahi par un vide subit,
sans
raison - alors que l'ennui est la prolongation dans le
spirituel d'un vide immanent de l'être. En comparaison, Langeweile
[l'ennui) est seulement une
absence d'occupation.
Le
siècle le plus français
est le XVIIIe. C'est le salon devenu univers, c'est le siècle de
l'intelligence
en dentelles, de la finesse pure, de l'artificiel agréable et beau.
C'est aussi
le siècle qui s'est le plus ennuyé, qui a
eu trop de temps, qui n'a travaillé que pour passser le temps.
Comme
je me serais rafraîchi
à l'ombre de la sagesse ironique de Mme du Deffand, peut-être la
personne la
plus clairvoyante de ce siècle! "Je ne trouve en moi que le néant et il
est aussi mauvais de trouver le néant en soi qu'il serait heureux
d'être resté
dans le néant." En comparaison, Voltaire, son ami, qui disait: "Je
suis né tué", est un bouffon savant et laaborieux. Le néant dans un
salon,
quelle définition du prestige!
Chateaubriand
- ce Français
britannique comme tout Breton - fait l'effet d'une trompe ronflante à
côté des
effusions en sourdine de l'implacable
Dame. La France
a eu le privilège des femmes intelligentes, qui ont introduit la
coquetterie
dans l'esprit et le charme superficiel et délicieux dans les
abstractions.
Un
trait d'esprit vaut une
révélation. L'une est profonde mais ne peut s'exprimer, l'autre est
superrficiel mais exprime tout. N'est-il pas plus intéressant de
s'accomplir en
surface que de se désarmer par la profondeur? Où y a-t-il plus de
culture: dans
un soupir mystique ou dans une "blague" ? Dans cette dernière, bien
sûr, quoiqu'une réponse alternative soit la seule qui aille.
Qu'a-t-elle
aimé, la France?
Les styles,
les plaisirs de l'intelligence, les salons, la raison, les petites
perfections.
L'expression précède la Nature. Il s'agit
d'une
culture de la forme qui
recouvre les forces élémentaires et, sur tout jaillissement passionnel,
étale
le vernis bien pensé du raffinement.
La vie
- quand elle n'est pas
souffrance - est jeu. Nous devons être reconnaissants à la France
de
l'avoir cultivé avec maestria et inspiration. C'est d'elle que j'ai
appris à ne
me prendre au sérieux que dans l'obscurité et, en public, à me moquer
de tout.
Son école est celle
d'une insouciance sautillante et parfumée. La bêtise voit partout des
objectifs; l'intelligence, des prétextes. Son grand art est dans la
distinction
et la grâce de la superficialité. Mettre du talent dans les choses de
rien -
c'est -à-dire dans l'existence et dans les enseignements du monde - est
une
initiation aux doutes français. La conclusion du XVIIIe siècle non
encore
souillé par l'idée de progrès: l'univers est une farce de l'esprit. [
... ]
La
divinité de la France:
le
Goût. Le bon goût.
Selon
lequel le monde - pour
exister - doit plaire;
être
bien fait; se consolider
esthétiquement; avoir des limites; être un enchantement du saisissable;
un doux
fleurissement de la finitude.
Un
peuple de bon goût ne peut
pas aimer le sublime, qui n'est que la préférence du mauvais goût porté
au
monumental. La France
considère tout ce qui dépasse la forme
comme une pathologie du goût. Son intelligence n'admet pas non plus le
tragique, dont l'essence se refuse à être explicite, tout comme le
sublime. Ce
n'est pas pour rien que l'Allemagne - das
Land den Geschmacklosigkeit [le pays du mauvais goût] - les a
cultivés tous
les deux: catégories des limites de la culture et de l'âme. [ ... ]
Le
péché et le mérite de la France sont
dans sa sociabilité. Les gens ne semblent faits que pour se retrouver
et parler.
Le besoin de conversation provient du caractère a-cosmique de cette
culture. Ni
le monologue ni la méditation ne la définissent. Les
Français
sont nés pour parler
et se sont formés
pour
discuter. Laissés seuls,
ils bâillent. Mais quand bâillent-ils en société? Tel est le drame du
XVIIIe
siècle.
C'est
une culture a-cosmique,
non sans terre mais au-dessus d'elle. Ses valeurs ont des racines, mais
ellles s'articulent d'elles-mêmes,
leur point de départ, leur origine ne comptent pas. Seule la culture
grecque a
déjà illustré ce phénomène de détachement de la nature - non pas en
s'en
éloignant, mais en parvenant à un arrondi harmonieux de l'esprit. Les
cultures
a-cosmiques sont des cultures abstraites. Privées de contact avec les
origines,
elles le sont aussi avec l'esprit métaphysique et le questionnement sous-jacent de la vie.
L'intelligence,
la
philosophie, l'art français apparrtiennent au monde du Compréhensible.
Et
lorsqu'ils le pressentent, ils ne l'expriment
pas, contrairement à la poésie anglaise et à la musique allemande. La France?
Le
refus du Mystère.
Elle
ressemble davantage à la
Grèce antique. Mais, alors que les Grecs alliaient le jeu de
l'intelligence au
souffle métaphysique, les Français ne sont pas allés aussi loin, ils
n'ont pas
été capables - eux qui aiment le paradoxe dans la conversation -d'en
vivre un
en tant que situation.
Deux
peuples: les plus
intelligents sous le soleil.
L'affirmation
de Valéry selon
laquelle l'homme est un animal né pour la conversation est évidente en France,
et
incompréhensible ailleurs. Les définitions ont des limites
géographiques plus
strictes que les coutumes. [ ... ]
Un
peuple sans mythes est en
voie de dépeuplement. Le désert des campagnes françaises est le signe
accablant
de l'absence de mythologie quotidienne. Une nation ne peut vivre sans
idole, et
l'individu est incapable d'agir sans l'obsession des fétiches.
Tant
que la France
parvenait à transformer les concepts en
mythes, sa substance vive n'était pas compromise. La force de
donner un
contenu sentimenntal aux idées, de projeter dans l'âme la logique et de
déverser la vitalité dans des fictions - tel est le sens de cette
transformation, ainsi que le secret d'une culture florissante.
Engendrer des
mythes et y adhérer, lutter, souffrir et mourir pour eux, voilà qui
révèle la
fécondité d'un peuple. Les "idées" de la France ont été des idées
vitales,
pour la validité desquelles on s'est battu corps et âme. Si elle
conserve un rôle
déécisif dans l'histoire spirituelle de l'Europe, c'est parce qu'elle a
animé
plusieurs idées, qu'elle les a tirées du néant abstrait de la pure
neutralité.
Croire signifie animer.
Mais
les Français ne peuvent
plus ni croire ni animer. Et ils ne veulent plus croire, de peur d'être
ridicules. La décadence est le contraire de l'époque de grandeur: c'est la retransfrmation des mythes en
concepts.
Un
peuple entier devant des
catégories vides - et qui, des mains, esquisse une vague aspiration,
diriigée
vers son vide spirituel. Il lui reste l'intelligence,
non
greffée sur le cœur. Donc
stérile. Quant à l'ironie, dépourvue du soutien de l'orgueil, elle n'a
plus de
sens qu'en tant qu'auto-ironie.
Dans sa
forme extrême, ce
processus est caractééristique des intellectuels. Rien, cependant,
n'est plus
faux que de croire qu'eux seuls ont été atteints. Tout le peuple l'est,
à des
degrés variés. La crise est struccturelle et mortelle. [ ... ]
Aux
périodes où une nation
est à un point culminant apparaissent
automatiquement des hommes qui n'ont de cesse de proposer
des directives, des espoirs, des réformes. Leur insistance
et la passion avec laquelle ils sont suivis par la foule témoignent de
la force
vitale de cette nation. Le besoin de régénération par la vérité et par
l'erreur
est propre aux périodes florissantes. Un écervelé comme Rousseau
représente un
comble d'effervescence. Qui se soucie encore de ses opinions?
Pourtant,
leur tumulte nous
intéresse encore en raison de leur écho et de sa signification. Une
apparition
de cette ampleur est aujourd'hui inconcevable. Le peuple n'attend rien.
Alors,
qui lui proposerait quelque chose, et quoi? Les peuples ne vivent
réellement
que dans la mesure où ils sont gavés d'idéaux, dans la mesure où ils ne
peuvent
plus respirer sous trop de croyances. La décadence est la vacance des
idéaux,
le moment où s'installe le dégoût de tout; c'est une
intolérance à l'avenir-et, en tant que tel, un sentiment
déficitaire du temps, avec son inévitable conséquence: le manque de
prophètes
et, implicitement, le manque de héros.[ ... ]
Les
Français se sont usés par
excès d'être. Ils ne s'aiment plus,
parce qu'ils sentent trop qu'ils ont été. Le patriotisme émane de
l'excédent
vital des réflexes; l'amour du pays est ce qu'il y a de moins
spirituel, c'est
l'expression sentimentale d'une solidarité animale. Rien ne blesse plus
l'intelligence que le patriotisme. L'esprit, en se raffinant, étouffe
les
ancêtres dans le sang et efface de la mémoire l'appel de la parcelle de
terre
baptisée, par illusion fanatique, patrie.
Comment
la raison, retournée
à sa vocation esssentielle -l'universel et le vide -, pourrait-elle
encore
pousser l'individu dégoûté d'être citoyen vers l'abêtissement des
palabres de
la Cité? La perte de ses instincts a scellé pour la France
un grandiose désastre
inscrit dans le destin de l'esprit.
Si, au
soir de la civilisation
gréco-romaine, le stoisme répandit l'idée de "citoyen du monde" parce
que aucun idéal "local" ne contentait l'individu rasssasié d'une
géographie immédiate et sentimentale, de même, notre époque - ouverte,
en
raison de la décadence de la plus réussie des cultures - aspirera
à la
Cité universelle, dans
laquelle l'homme, dépourvu d'un contenu direct, en cherchera un
lointain, celui
de tous les hommes, insaisissable et vaste.
Lorsque
se défont les liens
qui unissaient les ongénères dans la bêtise reposante de leur
communauté ils étendent
leurs antennes les uns vers les autres, comme autant de nostalgies vers
autant
de vides. L'homme moderne ne trouve que dans l'Empire un abri
correspondant à
son besoin d'espace. C'est comme un appel à une solidarité extérieure
dont!'
étendue l'opprimerait et le libérerait en même temps. De quoi une
patrie le
nourrirait-elle? Quand il porte tant de doutes, n'importe quel coin du
monde
devient un havre. [ ... ]
L'arrachement
aux valeurs et
le nihilisme instincctif contraignent l'individu au culte de la
sensation.
Quand on ne croit à rien, les sens deviennent reliigion. Et l'estomac
finalité.
Le phénomène de la déécadence est inséparable de la gastronomie. Un
certain
Romain, Gabius Apicius, qui parcourait les côtes de l'Afrique à la
recherche
des plus belles langoustes et qui, ne les trouvant nulle part à son
goût, ne
parvenait à s'établir en aucun endroit, est le symbole des folies
culinaires
qui s'instaurent en l'absence de croyances. Depuis que la France
a renié
sa vocation, la manducation s'est élevée au rang de rituel. Ce qui est
révélateur, ce n'est pas le fait de manger, mais de méditer, de
spéculer, de
s'entretenir pendant des heures à ce sujet. La conscience de cette
nécessité,
le remplacement du besoin par la culture - comme en amour - est un
signe
d'affaiblissement de l'instinct et de l'attachement aux valeurs. Tout
le monde
a pu faire cette expérience: quand on traverse une crise de doute dans
la vie,
quand tout nous dégoûte, le déjeuner devient une fête. Les aliments
remplaacent
les idées. Les Français savent depuis plus d'un siècle qu'ils mangent.
Du
dernier paysan à l'intelllectuelle plus raffiné, l'heure du repas est
la liturgie
quotidienne du vide spirituel. La transformation d'un besoin immédiat
en
phénomène de civilisation est un pas dangereux et un grave symptôme. Le
ventre
a été le tombeau de l'Empire romain, il sera inéluctablement celui de
l'Intelligence française. [ ... ]
Un pays
tout entier qui ne
croit plus à rien, quel spectacle exaltant et dégradant! Les entendre,
du
dernier des citoyens au plus lucide, dire avec le détachement de
l'évidence:
"La France n'existe plus", "Nous sommes finis", "Nous
n'avons plus d'avenir", "Nous sommes un pays en décadence",
quelle leçon revigorante, quand vous n'êtes plus amateur de leurrres !
Je me
suis souvent vautré avec volupté dans l'essence d'amertume de la France,
je me
suis délecté de son manque d'espoir, j'ai laissé rouler mes frissons
désabusés
sur ses versants. Si elle a été, des siècles durant, le cœur spirituel
de
l'Europe, l'acceptation naturelle du renvoi à la périphérie l'enjolive
mainntenant d'une vague séduction négative. Pour qui recherche les
déclivités,
elle est l'espace consolateur, la source trouble où s'abreuve la fièvre
inextinguible.Avec quelle impatience ai-je attendu ce dénoueement, si
fécond
pour l'inspiration mélancolique! L'alexandrinisme est la débauche
érudite comme
système, la respiration théorique au crépuscule, un gémissement de
concepts -
et le moment unique où l'âme peut accorder ses ombres au déroulement
objectif
de la culture ... » •
Le Point 2 Avril 2009
|